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Les faux Louise Labé

Le livre de 1555 contient-il tout ce que l’on possède de Louise Labé ? Depuis le XIXe siècle, plusieurs textes lui ont été attribués. Nous présentons ici l'histoire de ces différentes attributions.

 

1860 : un sonnet apocryphe ou autographe ?

En 1860, Édouard Turquety publie le sonnet inédit suivant qu’il attribue à Labé et qu’il dit avoir découvert, manuscrit, sur la page de garde d’un Nicandre grec et latin publié à Paris en 1557, sonnet qu’il transcrit « exactement comme il est sur le volume, sans rien ajouter ni retrancher » :

                 Sonnet de la Belle C.

Las, cestuy jour pourquoy l’ay-je du voir         
Puisque ses yeus alloient ardre mon ame
Doncques amour fault il que par ta flame
Soit transmué notre heur en desespoir

Si on scavoit d’avanture prevoir
Ce que vient lors plaincts poinctures et blame
Si fresche fleur esvanouir son basme
Et que tel jour faist esclore tel soir

Si on scavoit la fatale puissance
Que viste aurois eschappé sa présence
Sans tarder plus que viste l’aurois fuy

Las las que dy je ô si pouvoit renaistre
Ce jour tant dous où je le vis paroistre
Oysel leger comme j’yrois à luy

Ce sonnet manuscrit, sans aucune ponctuation, est, dit-il, « d’une écriture du seizième siècle ». L’exemplaire du Nicandre grec et latin dont il est question et sur lequel figure le sonnet aurait appartenu à Philippe de Gamaches, portant sa signature et la date de 1608. Mais Turquety ne dit pas où il a vu cet exemplaire.

Depuis cette publication, le sonnet est reproduit dans certaines éditions des Œuvres de Labé, dans celle de Blanchemain en 1875 en premier lieu, qui redonne le sonnet en le ponctuant et avec une variante textuelle de son cru au premier vers (« Las, cestuy jour pourquoy l’ay-je peu voir »). On le retrouve sous cette seconde forme, dans l’édition d’Enzo Giudici en 1981, puis dans celle de François Rigolot en 1986, dans les deux cas parmi trois pièces attribuables à Labé.

L’attribution du texte, peu argumentée par Turquety (« un très-beau sonnet inédit qui ne peut être que d’elle », p. 1654) semble fragile. Le syntagme Oysel léger du dernier vers en particulier résonne étrangement, la syntaxe des vers 6-7-8 est incertaine, la répétition de viste aux vers 10 et 11 semble maladroite. Le style de Labé n’y est pas clairement identifiable.

Une édition des traités de Nicandre, Theriaca et Alexipharmaca en grec et en latin existe bien en 1557 chez Guillaume Morel (avec les commentaires de J. Gorrhaeus :  Νικάνδρου Θηριακά. Nicandri Theriaca interprete Jo. Gorræo Parisiensi. Parisiis, M. D. LVII. Apud Guil. Morelium, in Græcis typographum regium. Privilegio Regis), conservée en de nombreux exemplaires ; les deux exemplaires consultés (ex. numérisé par la BSB et ex. numérisé sur Gallica), ne portent pas le sonnet. Jacques Grévin traduira ensuite en vers français les deux traités de Nicandre sous le nom Œuvres de Nicandre, souvent réunies à son traité Deux Livres des venins (Anvers, Plantin, 1568).

Trente-quatre ans après Turquety, L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, le 20 mars 1894, donne un article intitulé « un sonnet inédit de Louise Labé », article signé « A. Vingt. » (Aimé Vingtrinier) qui croit être le découvreur du sonnet qu’il attribue à Labé : « c’est donc une magnifique trouvaille que je crois offrir au public » dit-il, ignorant l’article de Turquety et l’édition de Blanchemain ; « j’annonce à Paris et à l’univers la découverte merveilleuse d’un sonnet inédit de la Belle Cordière ! »

L’article décrit, plus précisément que ne le faisait Turquety, l’exemplaire de la Thériaque de Nicandre (mais sans faire mention des marques d’appartenances à P. de Gamaches au XVIIe siècle) : il est présent dans une collection privée lyonnaise, celle du fils de M. Randin : « sur le vélin de la couverture est écrit d’une écriture ancienne : Sonnet de la Belle cordière », « Sur la garde, ancienne et authentique, on lit, d’une écriture évidemment du XVIe siècle, un peu pâlie, mais encore lisible, les vers suivants probablement autographes… et les autographes de Louise Labé ne sont pas communs ». Suit la transcription ponctuée du sonnet, avec quelques graphies différentes mais avec exactement les mêmes mots que ceux de la transcription de Turquety (même premier vers) ; la seule divergence est dans le titre « Sonnet de la Belle C. » que Turquety met en tête du sonnet alors que selon Vingtrinier, sur la garde où il figure, le sonnet n’a pas de titre alors que les mots « Sonnet de la Belle cordière » sont inscrits « sur le velin de la couverture » du Nicandre.

Vingtrinier fait tout de même l’hypothèse d’un possible pastiche : « Oui, oui, direz-vous, un pastiche comme les œuvres de Clotilde de Surville ? […] Est-ce un pastiche ? qui l’a fait ? » pour la réfuter tout de suite et supposer in fine que l’exemplaire du Nicandre aurait appartenu à Labé dès après 1557, sur lequel elle aurait elle-même écrit le sonnet. Un sonnet autographe donc.

Pour continuer l’enquête, il faudrait examiner tous les exemplaires localisés ou en main privée, assez nombreux (selon le site USTC), du volume de Nicandre de 1557, et découvrir qui détient aujourd’hui l’exemplaire relié en vélin que décrit Vingtrinier, possession du fils Randin à Lyon en 1894.
En l’état, le sonnet est trop fragilement attesté pour entrer dans le corpus labéen.

 

Sources

- Édouard Turquety, « Poètes français du XVIe siècle. Olivier de Magny », Le Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, Paris, Techener, janv. 1860, XIVe série, p. 1637-1672 (sonnet transcrit p. 1654).

- Œuvres de Louise Labé, éd. Prosper Blanchemain, Librairie des Bibliophiles, 1875, p. 194.

- L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, n° 648, 20 mars 1894, rubrique « Trouvailles et curiosités » : « un sonnet inédit de Louise Labé », signé « A. Vingt. », col. 326-328.

- Louise Labé, Œuvres complètes, éd. E. Giudici, Genève, Droz, 1981, p. 210-211 (parmi « trois pièces attribuées à L. Labé »).
 
- Louise Labé, Œuvres complètes, éd. François Rigolot, GF, 1986, p. 221 (parmi des « poèmes attribués à Louise Labé »).

 

1871 : la « Castianire »

À venir.