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Photo de la première page du livre

Entre ce livre, imprimé à Lyon en 1555, et nous : bientôt 500 années écoulées, un nom aujourd'hui familier, quelques vers en mémoire, des pages plus difficiles à lire, des interrogations, des débats…

Ce site souhaite présenter au public l'ensemble des sources connues à ce jour concernant la création de ce livre et les effets qu'il a produits au fil de l'histoire. Qui a œuvré aux Euvres de Louïze Labé Lionnoize ? Qui les a lues ? Comment ?

Cette enquête historique, qui vise l'exhaustivité jusqu'au XIXe siècle, s'élargit ensuite à l'infini, dès lors que le livre a trouvé dans le monde un nombre toujours croissant de lecteurs et de lectrices, que le nom de l'autrice est devenu une présence familière : dans cet infini des lectures possibles, les sources que nous présentons permettent de se repérer et d'inventer la sienne.

Il ne s'agit donc nullement de prétendre clore la longue histoire de la lecture de ce livre en disant ce qu'elle doit être, mais au contraire de la maintenir ouverte et d'enrichir l'avenir : «le temps est venu», toujours, de lire les Euvres de Louïze Labé Lionnoize.

Michèle Clément (michele.clement@univ-lyon2.fr)

Michel Jourde (michel.jourde@ens-lyon.fr)

Que savons-nous aujourd’hui des Euvres de Louïze Labé Lionnoize ? Qu’en ignorons-nous ? Ce site entreprend de réunir toutes les informations susceptibles d’éclairer la publication de ce livre, sa circulation au XVIe siècle et les effets qu’il a produits dans les siècles suivants. Ces informations – des documents, déjà connus ou inédits, situés dans leurs contextes – constituent une ressource documentaire en même temps qu'une proposition expérimentale qui vise à questionner les modes d’étude et de transmission d’un objet littéraire ancien, à la fois familier et mystérieux.

La singularité de ce livre – signé par une femme qui n’a rien publié d’autre – a suscité au cours des siècles de multiples hypothèses, parfois sous les formes les plus romanesques. Ces dernières années, la place accordée à l’hypothèse, parfois à la simple suspicion, s’est étendue dans le domaine des études universitaires au détriment de l’attention aux faits eux-mêmes. Ce site essaie de clarifier la situation en présentant les pièces du dossier. Il s’enrichira au fil du temps. Pour des corrections ou des propositions de compléments, contactez-nous : Michèle Clément (michele.clement@univ-lyon2.fr) ; Michel Jourde (michel.jourde@ens-lyon.fr). Le contenu de ce site est mis à la disposition du public : les emprunts qui pourraient y être faits devront être référencés de manière usuelle en précisant l'adresse de la page.

Après sa première publication en 1555, le livre a connu quatre autres éditions (complètes ou partielles) au XVIe siècle, ainsi qu’une traduction partielle en anglais en 1584. À partir de 1762, il fut constamment réédité : les éditions les plus marquantes furent celles de Claude Bréghot du Lut (1824), de Jean-Baptiste Monfalcon (1853), de Prosper Blanchemain (1875), de Charles Boy (1887), de Gérard Guillot (1960), d’Enzo Giudici (1981) et de François Rigolot (1986, revue en 2004).

Le texte intégral vient de faire l'objet de deux nouvelles éditions : celle de Mireille Huchon (Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2021) et celle de Michèle Clément et Michel Jourde (GF, 2022). Les poèmes sont également souvent publiés de manière indépendante, parfois dans des éditions scolaires.

On peut également lire en ligne une édition numérique du texte des Euvres, sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes. Enfin, les Euvres de Louïze Labé Lionnoize ont été traduites, intégralement ou partiellement, dans de nombreuses langues : allemand, anglais, catalan, croate, espagnol, grec, hongrois, italien, japonais, néerlandais, polonais, roumain, russe, tchèque …

Indiscutablement ! Sa vie est mieux documentée par des archives que celle de nombreux autres écrivains de son temps. Comme c’est presque toujours le cas à l’époque, ces archives ne disent rien de la vie «littéraire» de Louise Labé, mais elles renseignent sur ses origines familiales (son père est un riche fabricant et marchand de cordes et elle épouse un autre cordier, dont elle n’a pas d’enfant), sur sa singulière autonomie financière (elle réalise d’importants investissements en son propre nom, même durant son mariage), enfin sur ses relations avec le monde lettré italien de Lyon, en particulier à travers l’homme d’affaires qui devient à sa mort en 1566 son légataire et son exécuteur testamentaire, le Florentin Tomaso Fortini (Thomas Fortin). Ces archives suffisent à faire apparaître Louise Labé comme une figure singulière du monde lyonnais de son temps, une femme soucieuse d’affirmer son indépendance.

Comme c'est presque toujours le cas au XVIe siècle, on ne possède aucun manuscrit de Louise Labé qui permettrait d'authentifier la signature du livre et, au XVIe siècle comme aujourd'hui, la signature d'un livre ne permet pas d'exclure absolument des formes de collaboration ou d'interventions éditoriales.

L'enquête historique permet cependant d'établir deux faits avec certitude, qui suffisent à démentir une rumeur qui a beaucoup circulé ces dernières années dans le sillage des travaux de Mireille Huchon.

D'une part, c'est bien la femme lyonnaise nommée Louise Labé qui a fait publier les Euvres de Louïze Labé Lionnoize, comme l'atteste la présence d'un privilège royal à son propre nom et comme le confirme la totalité des témoignages extérieurs. Pour contester ce fait, Mireille Huchon est obligée d'imaginer une distinction – erronée – entre le nom de la femme réelle et le nom de l'autrice, ainsi que de déformer considérablement l'identité – très remarquable en elle-même – de cette femme réelle telle que la révèlent les archives conservées.

D'autre part, les Euvres de Louïze Labé Lionnoize ont bien été lues, sans interruption, de 1555 à la fin du XXe siècle, comme étant l'œuvre de Louise Labé. Certes, sa réputation de « courtisane » a fortement marqué l'histoire de la réception du livre (conduisant ponctuellement – par exemple en 1584 ou en 1875 – à suggérer que les hommes qu'elle fréquentait avaient dû contribuer à l'écriture de telle ou telle partie du livre), mais, contrairement à ce que prétend la rumeur, personne, avant Mireille Huchon, n'avait tiré de cette réputation l'idée que la Lyonnaise Louise Labé ne pouvait pas avoir écrit les Euvres de Louïze Labé Lionnoize.

 

On ne sait rien de l’accès à l’éducation de Louise Labé, on ne sait rien de sa bibliothèque et il n’existe pas d’inventaire après décès qui permettrait d’identifier des livres qu’elle aurait possédés. On est donc réduit à des conjectures sur sa culture qui fut sans doute largement une culture par imprégnation (lectures collectives, échanges de livres, discussions, vie des ateliers d’imprimerie…).

La seule possibilité de connaître quelque chose de sa culture est la bibliothèque intérieure des Euvres dont le caractère savant est attesté par les contemporains. Pour Paradin (1573), c’est le «Debat de Folie et d’Amour» («docte non moins qu’ingenieux») qui signale cette culture, et La Croix du Maine (1584) ouvre sa notice sur l’autrice en la désignant comme «femme tres docte», preuve de la culture qu’on lui reconnaît. Agrippa d’Aubigné la place parmi les «femmes savantes» et c’est encore ainsi que la décrivent ses éditeurs lyonnais de 1762.

Les historiens de la littérature lui ont prêté beaucoup de compétences, non vérifiables, en latin, en grec, en espagnol, en matière de tapisserie, de chasse, de musique, de maniement des armes, lui ont reconnu la possession d’une bibliothèque polyglotte… toutes choses citées par exemple par Fortunée Briquet. Elle aurait même, selon Pernetti (1757), composé des vers latins passés par les mains du jésuite Claude-François Menestrier avant d’être perdus.

Les certitudes sont plus minces : une compétence linguistique en italien est avérée, ainsi qu’une connaissance de la poésie italienne, sans doute de l’œuvre de Pétrarque, de Sannazar, de Luigi Alamanni, de Gaspara Stampa. Parmi ses autres lectures, vérifiables dans les citations ou les allusions présentes dans les Euvres, on trouve les Métamorphoses et les Héroïdes d’Ovide, des dialogues de Lucien de Samosate, l’Éloge de la folie d’Érasme, Le Décaméron et Les Femmes Illustres de Boccace, les Dialogues d’Amour de Léon l’Hébreu, le commentaire de Marsile Ficin sur le Banquet de Platon, les Azolains de Bembo, le Livre du courtisan de Castiglione, le Roland furieux de l’Arioste, le Livre de la Nature d’amour de Mario Equicola, des dialogues de Sperone Speroni, l’anonyme Pazzia... Elle s’appuie aussi sur des ouvrages de compilation ou de vulgarisation (Mambrino Roseo, Polydore Virgile…). Plusieurs de ces textes venaient d’être traduits en français, parfois à Lyon même. Si Labé pouvait assurément lire en italien, il est moins sûr qu’elle ait pu lire en latin et il est possible que ses lectures soient surtout en langue vernaculaire. Pour la littérature française, Labé a lu les Œuvres de Marot, les Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard ainsi que son Solitaire premier, Delie de Maurice Scève, les Discours des champs faez de Claude de Taillemont, les recueils de Blasons anatomiques du corps féminin, des sonnets d'Olivier de Magny encore inédits… La relation qu’elle entretient avec ces sources est variable (souvenirs plus ou moins précis, parenté d’idées ou discussion des idées à la mode) et relève rarement de la citation précise.

À partir du XIXe siècle, on a souvent considéré Louise Labé comme une femme susceptible d’écrire les émotions amoureuses au titre d’une expérience vécue qui seule la qualifierait comme poétesse de l’amour, sans recours à des savoirs : c’est une erreur de perspective. Plus récemment, on a cherché à faire des Euvres une œuvre érudite qu’une telle femme (fille, épouse et sœur de cordiers) n’aurait pas pu écrire : erreur inverse. Sans être une érudite, Labé est nourrie des débats intellectuels du temps qu’elle sait restituer de manière plaisante, par la fable mythologique ou une poésie amoureuse renouvelée.

 

L’œuvre de Louise Labé est un témoin, parmi d’autres, d’un phénomène historique bien étudié : la publication, d’abord en Italie puis en France, à partir des années 1540, dœuvres littéraires signées par des femmes (Vittoria Colonna, Marguerite de Navarre, Pernette Du Guillet, Tullia d'Aragona, Laura Terracina, Gaspara Stampa, Chiara Matraini…). Les causes de ce phénomène sont multiples : la place nouvelle accordée aux langues vernaculaires permet aux femmes, que la société privait d’une éducation latine égale à celle des hommes, de s’approprier les codes de la création littéraire, y compris en lisant les textes de l’Antiquité ; le succès littéraire des discours sur l’amour (poésie, philosophie, dialogues…) auprès des lectrices comme des lecteurs crée une curiosité à l’égard de la parole féminine, qui peut parfois être une simple fiction forgée par des hommes, mais qui a encore plus de valeur lorsqu’elle est la parole d’une femme ; le marché du livre imprimé a besoin d’offrir sans cesse des nouveautés au public, et les femmes constituent de nouvelles figures d’auteurs qui suscitent l'intérêt – même si les femmes qui écrivent accèdent plus difficilement à la publication imprimée. C’est dans ce contexte que le volume des Euvres de Louïze Labé Lionnoize s’est inspiré de modèles éditoriaux italiens afin de proposer un livre de femme au public français curieux de nouveautés littéraires.

L’histoire de la lecture de Louise Labé commence dès le XVIe siècle, comme en témoignent les marques laissées dans les exemplaires anciens, et elle ne s’est jamais vraiment interrompue depuis. Mais l’image de l’œuvre a beaucoup évolué avec le temps. C’est d’abord le «Debat de Folie et d’Amour» qui retient surtout l'attention : il est réédité à part en 1578, traduit en anglais en 1584, transposé en vers français par François Daix en 1605, illustré par le peintre Francis Cleyn en 1626. À partir du XVIIIe siècle, une plus grande importance est accordée aux poèmes, en même temps que l’on commence à réunir la documentation sur la vie de l’autrice.

L’intégration de cette dernière dans l’histoire littéraire est effective dès la fin du XVIe siècle (La Croix du MaineDu Verdier, puis Colletet), mais les jugements restent longtemps affectés, comme c'est souvent le cas pour les autrices, par des considérations sur sa vie privée et sur sa réputation de «courtisane». Parallèlement, son œuvre connaît, à partir du XIXe siècle, différentes formes de consécration, parfois concurrentes : elle devient un fleuron du patrimoine culturel lyonnais ; elle est intégrée au tableau d’une Renaissance française nourrie de modèles italiens ; elle illustre la place des femmes dans l’histoire de la littérature ; elle figure dans les anthologies de poésie érotique ; son épître à Clémence de Bourges est inscrite dans l’histoire des revendications féministes pour l’accès à la culture et pour l’égalité ; enfin, son œuvre poétique devient une source d’inspiration ou un jalon mémorable pour d’autres autrices et auteurs (Marceline Desbordes-Valmore, Rainer Maria Rilke, Catherine Pozzi, Louis Aragon, Marguerite Duras…).

Les Euvres de Louise Labé ont d’abord été jugées comme relevant de la littérature féminine, en Italie dès le début du XVIIe siècle dans le Theatro delle donne letterate (Théâtre des dames lettrées) de Francesco Agostino della Chiesa en 1620, ou plus tard dans l’Istoria delle donne scientiate (Histoire des dames savantes) de Marcello Alberti en 1740. En France, c’est au cours du XVIIIe siècle que les Euvres suivent ce processus en entrant dans de nombreuses histoires ou anthologies de textes de femmes comme la Collection des meilleurs ouvrages français composés par des femmes de Louise de Keralio en 1787 ou le Dictionnaire historique, biographique et littéraire des Françaises et étrangères naturalisées en France de Fortunée Briquet en 1804. Labé devient une autrice attitrée du patrimoine littéraire féminin. L’idée que les Euvres défendent la cause des femmes n’est pas encore pensée. Et les mots «féminisme» ou «féministes», qui apparaissent à peine dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ne lui sont pas associés.

L’emploi du mot « féminisme » devient possible au début du XXe siècle. C’est justement le moment où l’on commence à lire attentivement l’épître dédicatoire qui n’avait pas paru essentielle jusque-là et dont la lecture va réorienter la signification des Euvres tout entières. Léon Abensour, auteur en 1921 d’une Histoire générale du Féminisme des origines à nos jours, n’évoque Louise Labé qu’au détour d’une phrase : «la France [a] sa belle Cordière, dont la libre vie autant que la passion poétique fit la Sapho française» ; mais il est le premier à la classer dans ce qu’il appelle «la naissance du féminisme en France». C’est ce que confirme ensuite Dorothy O’Connor, autrice de la première thèse sur Louise Labé en 1926, Louise Labé. Sa vie et son œuvre, qui recourt à l’adjectif féministe tout en le mettant entre guillemets («ses idées “féministes”»). La même année 1926, Labé entre dans une anthologie réunie par Raoul Froger-Doudement : Que veulent donc ces féministes ? Opinions et arguments émis depuis cinq cents ans par les «Précurseuses» et militantes notoires. C’est donc essentiellement à partir des années 1920 que les écrits de Labé sont pensés comme féministes (c’est-à-dire soucieux du sort des femmes). Le nom de Labé devient même un peu plus tard un marqueur du féminisme, par exemple en 1976 quand est créé à l’université Lyon 2 le Centre Louise Labé destiné à la conservation des documents et archives du féminisme. Les écrits de Labé ne sont plus seulement jugés féminins mais ils entrent dans l’histoire du féminisme (D. Armogathe et M. Albistur, Histoire du féminisme en France du Moyen Âge à nos jours, 1977) et sont étudiés par l’histoire sociale féministe (N. Z. Davis, Les Cultures du peuple, 1979). À partir de la fin du XXe siècle, les études de genre complètent cette approche et vont permettre une théorisation de ce féminisme, didactique dans l’épître et expérimental dans le reste des Euvres.

La présence de Louise Labé aujourd’hui est à la fois une évidence et un objet de débat. Une évidence, parce que son nom est désormais l’un des plus connus parmi les écrivains de son temps, parce qu’on fait de ce nom divers usages institutionnels (des noms d’école, de lycée, un timbre postal, une commémoration nationale…) et que son œuvre est constamment lue et étudiée en France et ailleurs. Un objet de débat, sans doute parce que cette œuvre et cette figure, par leur caractère exceptionnel, continuent de susciter des gestes d’appropriation très vifs, nourrissant de nouvelles créations littéraires ou artistiques, inspirant des combats d'aujourd'hui pour l’égalité entre les sexes : l’œuvre se trouve ainsi constamment réactualisée, parfois très loin de son contexte initial. C’est cette singulière aptitude à l’actualisation qui a suscité en retour, depuis une quinzaine d’années, autour des publications de Mireille Huchon, la propagation d’une rumeur affirmant que le livre était une «supercherie», qu’il ne pouvait pas avoir été écrit par cette femme (ni par quelque autre femme), qu’il masquait en réalité des contenus obscènes échangés par des hommes entre eux, et que voir en lui une revendication féministe était une illusion due à l’ignorance. La séduction exercée par une telle hypothèse – qui repose sur une présentation lacunaire et déformée des sources – témoigne bien de la puissance, visiblement inquiétante, que continuent de recéler, pour qui souhaite les lire, les Euvres de Louïze Labé Lionnoize.