Aller au contenu principal

Duras 1991

Marguerite Duras, L'Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991, p. 61-62.

 

Le lycée.

Il n'y a plus d'élèves dans les couloirs. Ils sont tous rentrés dans les classes.

L'enfant est en retard.

Elle entre dans sa classe. Elle dit : « Excusez-moi. »

Le professeur fait un cours sur Louise Labé.

Ils se sourient avec l'enfant.

Le professeur reprend son cours sur Louise Labé – il refuse de l'appeler par son surnom « la belle Cordière ». D'abord il donne son avis personnel sur Louise Labé. Il dit qu'il l'admire énormément, que c'est une des rares personnes du temps passé qu'il aurait aimé connaître et entendre dire la poésie.

Le professeur raconte que lorsque Louise Labé allait chez son imprimeur-libraire pour lui remettre le manuscrit de son dernier recueil, elle demandait toujours à une femme amie de l'y accompagner. Elle était restée obscure sur ce point-là de justifier le pourquoi de ce désir, cet accompagnement avait valeur d'authentification, surtout de la part d'une femme. Le professeur disait que c'était laissé au gré des élèves d'y voir ce qu'ils croyaient. Un garçon avait dit que c'était la crainte de Louise Labé d'être abordée par des hommes sur les routes. Une fille avait dit que c'était la crainte d'être volée de ses poèmes. L'enfant avait dit que les deux femmes, Louise Labé et celle qui l'accompagnait, devaient se connaître si bien que jamais Louise Labé ne devait s'être posé la question de savoir si elle l'emmenait avec elle ou pas à propos des poèmes ou d'autre chose.

    La scène se passe à Saigon autour de 1930 et se fonde sur les souvenirs de l’autrice (1914-1996), qui fut élève au lycée mixte Chasseloup-Laubat (aujourd’hui Le Quy Don) à partir de la rentrée scolaire 1928. Les notes de l’éditrice Sylvie Loignon, dans la « Bibliothèque de la Pléiade » [Duras 2014, 1444], nous apprennent que « dans les versions antérieures, le cours portait sur Rutebeuf, puis sur Ronsard ». Dans des notes préparatoires, elle relève en outre ces lignes : « Louise Labé et Clémence de Bourges à qui elle dédie son seul recueil de poèmes. Louise Labé aurait répondu : “une femme ne doit pas sortir seul dans le monde”. » Cette source confirme que la scène du roman peut se lire comme la reformulation d’un passage de l’épître liminaire dans lequel Louise Labé justifiait sa dédicace à Clémence de Bourges : « Et pource que les femmes ne se montrent volontiers en publiq seules, je vous ay choisie pour me servir de guide, vous dediant ce petit euvre […] ».
    Marguerite Duras a raconté ailleurs sa découverte scolaire des classiques français (son « enthousiasme » pour Molière comme son « dégoût » pour Madame de Sévigné) et elle semble avoir conservé un souvenir tout particulier d’« un professeur de français qui [la] considéra comme de loin son meilleur sujet et ne [lui] mit jamais moins que dix-huit » [Duras 2006, 75], mais elle n’a pas mentionné le souvenir d’un enseignement concernant Louise Labé. Un tel enseignement, à Saigon en 1930, est-il vraisemblable ? Certes, à la fin des années 1920, le nom de Louise Labé circule avec une intensité renouvelée : ses textes sont régulièrement réédités (1910, 1927, 1928) et des extraits figurent dans de nombreuses anthologies [Allem 1914, Gauthier-Ferrières 1919, Van Dooren 1921, Duhamel 1923, Mazade 1926] ; l’œuvre fait désormais l’objet de travaux universitaires spécialisés [Young 1924, Koczorowski 1925, O’Connor 1926] ; elle est traduite en allemand, anglais, néerlandais, polonais, tchèque ; elle est alléguée par des poètes (Rainer Maria Rilke, Catherine Pozzi…). En revanche, l’œuvre demeure absente des programmes scolaires : elle ne figure pas plus dans les manuels publiés par Chevaillier et Audiat pour les nouveaux programmes de 1925 que dans ceux de leurs prédécesseurs [Brachet 1874, Cahen 1892]. Dans la mesure où les enseignants du lycée Chasseloup-Laubat suivent les mêmes programmes et travaillent avec les mêmes manuels qu’en métropole [Vallier 2006, 360], il faudrait donc imaginer un professeur particulièrement curieux ou d’esprit très indépendant pour qu’un cours portât sur l’interprétation de ce passage de l’épître. Le plus simple est sans doute de voir dans cette page durassienne tardive un écho de la popularité acquise par Louise Labé dans les années qui précèdent la rédaction du roman, popularité marquée par les premières éditions en format de poche (1983 et 1986) et désormais associée à l’épître à Clémence de Bourges, devenue une référence importante pour écrire l’histoire d’une pensée féministe dont cette page porte la trace.
    Ce passage de L’Amant de la Chine du Nord est cité par Camille Laurens dans une évocation en partie fictionnelle de Louise Labé où elle rapproche les deux autrices, « deux femmes pour qui le cri et l’écriture, la phrase et la passion ne se contredisaient pas » [Laurens 2015, 135-136].

Sources
- ALLEM Maurice, Anthologie poétique française. XVIe siècle, Paris, Garnier, 1914.
- BRACHET Auguste, Morceaux choisis des grands écrivains français du XVIe siècle : accompagnés d’une grammaire et d’un dictionnaire de la langue du XVIe siècle, Paris, Hachette, 1874.
- CAHEN Albert, Morceaux choisis des auteurs français : à l’usage de l’enseignement secondaire, avec des notices et des notes. Classes supérieures. XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle. IIe partie, Poésie, Paris, Hachette, 1892.
- CHEVAILLIER J.-R. et AUDIAT Pierre, Les Textes français. Classes de 3e, 2e et 1re. XVIe siècle, 2e édition, Paris, Hachette, 1928.
- DUHAMEL Georges, Anthologie de la poésie lyrique française : de la fin du XVe siècle à la fin du XIXe siècle, Leipzig, Insel, 1923.
- DURAS Marguerite, Œuvres complètes, dir. Gilles Philippe, t. IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014.
- DURAS Marguerite, Cahiers de la guerre et autres textes, éd. Sophie Bogaert et Olivier Corpet, Paris, P.O.L / Imec, 2006.
- GAUTHIER-FERRIÈRES Léon-Adolphe, Anthologie des écrivains français des XVe et XVIe siècles. Poésie, Paris, Larousse, 1919.
- KOCZOROWSKI Stanislaw Piotr, Louise Labé : étude littéraire, Paris, E. Champion, 1925.
- LAURENS Camille, « Louise Labé (1524-1566) », dans L’Une et l’Autre, Paris, L’iconoclaste, 2015, p. 113-137.
- MAZADE Fernand, Anthologie des poètes français des origines à nos jours, vol. 2, Paris, Librairie de France, 1926.
- O’CONNOR Dorothy, Louise Labé : sa vie et son œuvre, Paris, Les Presses françaises, 1926.
- VALLIER Jean, C’était Marguerite Duras. Tome I. 1914-1945, Paris, Fayard, 2006.
- VAN DOOREN Jean Joseph, Anthologie des poètes lyriques français de France et de l’étranger du IXe siècle à nos jours, 4e édition, Verviers, A. Hermann, 1921.
- YOUNG Ethel Eleanor, The Life and Works of Louise Labé, University of Chicago, 1924.