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1584 Saint-Julien

Pierre de Saint-Julien de Balleure, Gemelles ou Pareilles, Recueillies de divers auteurs tant Grecs, Latins que François, Lyon, Ch. Pesnot, 1584, p. 323-324.

Un exemplaire numérisé est consultable sur le site Gallica.

 

Livre second.

LIII. Pareille.

De Eurydicé.

Empedocles Philosophe, et Poete Agrigentin tenoit pour Maxime, et pour chose certaine, qu’accord, et discord estoient les principes de tout ce qu’est en estre. Ce qui semble avoir esté approuvé par ceux qui font estat de la sympathie, et antipathie, autres (non si songneux rechercheurs des causes universelles) ont pensé avoir cogneu par experience que le naturel des femmes a tousjours esté si subject à contrarier, que d’avoir moins aimé et favorisé ceux, qui (deprimants la dignité de l’homme) se sont plus rendus leurs esclaves et serviteurs, adjoutent que ce sexe indiscret, et qui ne s’amuse qu’à l’apparence, s’est communement plus laissé aller à la volonté de quelques babillars trompereaux, qu’il n’a presté faveur à dignes et loyaux amants, aussi est-il quasi tousjours advenu que la penitence a suyvi de pres le peché, mais soit sur ce r’envoyé le lecteur à ce qu’en a escrit Boccace de Certal en son Labyrinthe d’amour, et s’il veut voir le discours de dame Loyse l’Abbé, dicte la belle cordiere (œuvre qui sent trop mieux l’erudite gaillardise de l’esprit de Maurice Sceve, que d’une simple Courtisane, encores que souvent doublée1 ) il trouvera que les plus follastres sont les mieux venus avec les femmes.

Quoy qu'il en soit, Aristeus fils d'Apollo et de Cyrene, fille de Peneus Roy d'Alcadie, extremement amoureux d'Euridicé, femme d'Orpheus, ne sceut jamais avoir part en ses bonnes graces, et (pourroit estre) qu'elle se vouloit acquitter de la fidelité qu'elle devoit à son mary.  Aristeus bruslant d'amour, et estimant que la force plaist aux femmes (à fin qu'on pense qu'elles ont esté contrainctes de souffrir, ce qu'honnestement elles ne peuvent accorder) se mit à poursuyvre sa bien-aymée Eurid[i]cé, advint sur ce qu'elle s'enfuyant, marcha sur un serpent, qui la mordit, dont elle mourut. Et est mis ce conte entre les exemples de la punition de l'amour refusé comme aussi est le suyvant.

D'Hesperie.

[…]

  • 1Le sens du mot, qui apparaît comme un antonyme de "simple", n'est pas clair : il peut signifier "trompeuse", mais on peut aussi lire une équivoque sexuelle.

Pierre de Saint-Julien (v. 1519-1593), issu de la maison de Balleure, près de Tournus, doyen du chapitre de l’église de Chalon, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de la Bourgogne, à la noblesse et à la monarchie française. Il publie en 1584 un recueil de ce qu’il nomme « gemelles, ou pareilles », c’est-à-dire des « parallèles » à la manière de Plutarque, auteur dont il avait traduit deux opuscules en 1546 (à partir d’une version latine). Cela consiste à rapprocher deux personnages ou deux événements, empruntés à la mythologie ou à l’histoire.

La 53e « gemelle » du second livre rapproche ainsi Eurydice et la nymphe Hespérie, également punies pour avoir fui l’amour. Le parallèle participe d’un discours misogyne très présent dans le livre, qui s’ouvre sur la comparaison (empruntée à un sonnet de Jean Passerat) « de la femme et du procès » (les deux « ruinent » l’humanité). Il s’agit ici de montrer que « ce sexe indiscret » (c'est-à-dire dépourvu de jugement) et « qui ne s’amuse qu’à l’apparence » accorde ses faveurs à ceux qui ne les méritent pas et résiste indûment aux hommes de bien (en l’occurrence deux fils de roi). Saint-Julien prend à témoin, à ce sujet, deux œuvres littéraires : le Labyrinthe d’amour (Il Corbaccio) de Boccace – classique de la tradition misogyne – et le « Debat de Folie et d’Amour » de Louise Labé : on peut penser qu’il a à l’esprit le passage où Mercure décrit la folie des femmes amoureuses (éd. 1555, p. 89 ; GF, p. 140-141 ; voir aussi Apollon, éd. 1555, p. 58 : GF, p. 112). Mais alors que la description, chez Labé, servait de pendant à celle des folies masculines et accordait une place aux contraintes spécifiques qui pèsent sur le désir féminin, elle s’inscrit chez Saint-Julien dans la plus pure tradition misogyne (l’index du livre parle de la « meschanceté » d’Eurydice).

Ainsi placée sur le même plan qu’une œuvre de Boccace, celle de « dame Loyse l’Abbé » accède donc au rang de classique littéraire, mais son contenu est déformé, réduit à une topique convenue ; dans le même temps, l’autrice est rabaissée par le rappel de son statut de « simple Courtisane » (l'expression faisant écho à la misogynie de la page). Quant au rapprochement avec Maurice Scève, on peut l’interpréter de deux manières : il peut s’agir d’une modalité de l’éloge (le « Debat » serait digne de « l’erudite gaillardise » de Scève) ; mais on peut aussi y voir une manière de soupçonner une intervention de Scève dans la rédaction (comme si l’autrice-courtisane ne pouvait pas être une autrice à part entière). En revanche, ce serait forcer le texte que d’y voir une attribution du « Debat » à Scève, puisque l’œuvre est clairement présentée comme le « discours de dame Loyse l’Abbé, dicte la belle cordiere ».