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Actualités lyonnaises

 L'adaptation des modèles éditoriaux italiens s'opère dans un contexte spécifiquement lyonnais.

La promotion culturelle des femmes

Présents dans toute la vie culturelle française au milieu du XVIe siècle, les modèles italiens le sont tout particulièrement à Lyon, à la fois parce que la ville est un point de passage entre la France et l’Italie et parce qu’elle abrite de très nombreux Italiens, résidents ou de passage. Plusieurs des lettrés qui ont contribué à l’émergence des autrices en Italie sont en contact avec ce monde lyonnais :

- Benedetto Varchi (1503-1565), présent auprès de Tullia d’Aragona en 1547, est étroitement lié à Lucantonio Ridolfi, un Florentin de Lyon qui adresse de nombreuses publications aux femmes lyonnaises ;

- Lattanzio Benucci (1521-1598), lettré siennois impliqué dans plusieurs publications féminines et contributeur des Euvres de Labé, séjourne à Lyon dans les années 1550 ;

- un autre Siennois, Claudio Tolomei (1492-1556), dédicataire de l’Epistola in lode delle donne (« Épître à la louange des femmes ») d’Agnolo Firenzuola, défense du savoir féminin – de Sapho aux autrices contemporaines – est le frère de Girolamo qui a épousé Sibylle Scève, la sœur de Maurice, autre contributeur des Euvres ;

- Lodovico Domenichi (1515-1564), impliqué dans la publication des Rime et prose de Chiara Matraini (1555) et auteur de la première anthologie poétique exclusivement féminine (1559), correspond avec le libraire lyonnais Guillaume Roville (ou Rouillé), qui publie par ailleurs en 1555 une édition italienne du Décaméron de Boccace, dans laquelle Clémence de Bourges, dédicataire des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, est nommée parmi les Lyonnaises éprises de culture italienne.

C’est bien dans ce contexte fortement italianisé qu’on assiste à « l’émergence littéraire des femmes à Lyon » [Clément et Incardona, 2008], même si, à Lyon, cette promotion des femmes ne peut pas s’appuyer sur les réseaux des « académies », comme dans le monde italien. C’est dans la ville elle-même, y compris dans les milieux de la bourgeoisie marchande, que cette présence des femmes est constatée par les voyageurs qui traversent Lyon au XVIe siècle :

« Con le donne c’è grandissima dimistichezza, le quali per tutta la provincia vivono in grandissima libertà di conversare con chi loro piace, senza aspetto alcuno del marito, che lascia tutta la cura e il governo della casa e, se è mercante, della bottega in arbitrio della moglie, attendendo lui a darsi buona vita senza alcun fastidio. »
(« Avec les femmes, c’est une très grande familiarité : dans tout le pays elles vivent avec liberté entière de fréquenter qui elles veulent, sans inspirer aucun soupçon à leurs maris, qui laissent tout le soin et la direction de la maison, et, s’ils sont marchands, de la boutique au jugement de leurs femmes, eux-mêmes s’occupant de mener joyeuse vie sans aucun souci. »)
Andrea Minucci, Descrizione di un viaggio fatto nel 1549 da Venezia a Parigi, dans Miscellanea di storia italiana, t. I, Turin, 1861, p. 85. [Smith 1990, p. 97]

« […] bellisime et gravissime donne, de quali parmi che questa città avanzi ogni altro luogo sin qui veduto in Francia, forse per molta conversatione et mescolanza che hanno con Italiani, maritandosi talhora spesso insieme ».
(« […] de très belles et très graves dames, en quoi il me semble que cette ville dépasse tous les autres lieux que j’ai vus jusqu’ici en France, peut-être grâce à la fréquentation assidue des Italiens, à qui elles sont très mêlées, les mariages mixtes étant courants »)
Giovan Battista Venturino, Bibl. vaticane, ms. Urbinate latino 1697, f. 318v-319r [Smith 1990, p. 98]

 

Jean de Tournes, ses autrices et ses lectrices

Le volume des Euvres de Louïze Labé Lionnoize s’inscrit dans un ensemble de publications de l’imprimeur et éditeur Jean de Tournes (v. 1504-1564), qui valorisent cette place des femmes, de différentes manières :

- sa politique éditoriale, à partir de 1544, est déterminée par la présence auprès de lui d’Antoine Du Moulin, lettré protégé par Marguerite de Navarre, sœur du roi, autrice elle-même en quête d’un renouveau spirituel et culturel, soucieuse du sort des femmes et inspiratrice de nombreux écrivains. En 1547, Jean de Tournes réimprime un opuscule poétique de la princesse, La Fable du faux cuyder, en l'accompagnant de diverses "compositions nouvelles". La même année, il a également l'honneur de publier, en deux volumes, un recueil des œuvres de la princesse, qui bénéficie d'un privilège royal. Les deux volumes des Marguerites contiennent deux sonnets de Maurice Scève, l’un des contributeurs aux « Escriz de divers Poëtes à la louenge de Louïze Labé Lionnoize ».

La Fable du faux cuyder. Contenant l’Histoire des Nymphes de Diane, transmuées en Saules. Faite par une notable Dame de la Court, envoyée à Marguerite, fille unique du Roy de France. Avec autres compositions nouvelles, Lyon, Jean de Tournes, 1547.

Marguerites de la Marguerite des Princesses, Tresillustre Royne de Navarre, Lyon, Jean de Tournes, 1547.

Suyte des Marguerites de la Marguerite des Princesses, Tresillustre Royne de Navarre, Lyon, Jean de Tournes, 1547.

 

- en 1545, c’est Antoine Du Moulin qui préface le volume des Rymes de gentile, et vertueuse dame D. Pernette Du Guillet Lyonnoise, réunissant les écrits laissés par l’autrice à sa mort. Cette publication s'inscrit dans le cadre de la diffusion du pétrarquisme en France, en le dotant, comme cela commence à se faire en Italie, d'un versant féminin : la même année, Jean de Tournes publie une édition italienne des poèmes de Pétrarque (Il Petrarca), qu'il dédie à Maurice Scève, lui-même auteur l'année précédente de Delie, object de plus haulte vertu, premier "canzoniere" en langue française, et contributeur des Rymes de Du Guillet. Les Rymes seront rééditées en 1552.

Dans une épître liminaire aux « Dames Lyonnoises », Du Moulin encourage les lectrices à suivre l'exemple de Pernette Du Guillet et à laisser d’autres témoignages écrits de leur « vertu », afin que « la memoire de vous puisse testifier à la posterité de la docilité et vivacité des bons espritz, qu’en tous artz ce Climat Lyonnois a tousjours produict en tous sexes ».

- présentant en 1546 la traduction d’un traité spirituel italien signé par une femme, Isabella Sforza, Jean de Tournes félicite « ceste autant vertueuse, que heureuse Dame d’havoir trouvé cé, à quoy tant d’autres heureux et doctes ont failly », dans la recherche de « la tranquillité de l’esprit ». Jean de Tournes gardera le souci, dans toute sa carrière, d'élargir le public des livres de spiritualité (par exemple par le recours aux illustrations ou à des adaptations textuelles séduisantes).

De la vraye tranquilité de l'esprit. Œuvre tres utile, nouvellement composée en langue Thuscane par tresillustre Dame, Madame Isabelle Sforce, depuis traduicte en nostre vulgaire. Lyon, Jean de Tournes, 1546.

- quant aux diverses publications de Jean de Tournes qui concernent les femmes, il est sans doute difficile de leur donner une cohérence idéologique. En 1551 et 1552, il imprime ainsi ce qu'on considère comme les deux premières occurrences en français du mot "misogyne". En 1551, le mot figure dans un recueil de pièces satiriques intitulé par antiphrase La Louenge des femmes : l'une des pièces est attribuée à "André Misogyne, gentilhomme Florentin". En 1552, le mot apparaît dans le Solitaire premier de Pontus de Tyard, qui s'adresse aux "Dames Françoises" en s'en prenant cette fois aux "tenebreux misogynes", afin de "leur faire appercevoir (si la sotte malice ne les aveugloit, et la verité, qu'ilz laissent derriere eux, ne leur estoit moins visible) à combien de hauteur pouvez estre eslevées" (Solitaire premier, ou Prose des Muses, et de la fureur Poëtique, p. 9). La présence de Tyard dans les Euvres de Labé s'inscrit dans la même logique. Le fait que Jean de Tournes ait pris soin de ne pas faire figurer sa marque sur la page de titre de La Louenge des femmes (réticence exceptionnelle dans sa production) est sans doute un indice de sa propre orientation intellectuelle.

 

Sources

BOUCHER, Jacqueline, Présence italienne à Lyon à la Renaissance (du milieu du XVe à la fin du XVIe siècle), Lyon, Lugd, 1994.

CARTIER, Alfred, Bibliographie des éditions des De Tournes imprimeurs lyonnais, 2 vol., Paris, Édition des Bibliothèques Nationales de France, 1937.

CLEMENT, Michèle et INCARDONA Janine (dir.), L’Émergence littéraire des femmes à Lyon à la Renaissance, 1520-1560, Université de Saint-Étienne, 2008.

D’AMICO, Silvia et GAMBINO LONGO, Susanna (dir.), Le Savoir italien sous les presses lyonnaises à la Renaissance, Genève, Droz, 2017.

MÜLLER, Catherine M., « Les femmes et le pétrarquisme en France : une introduction », dans L’una e l’altra chiave. Figure e momenti del petrarchismo femminile europeo, éd. Tatiana Crivelli et al., Roma, Salerno Editrice, 2005, p. 171-176.

RAJCHENBACH-TELLER, Élise, « Mais devant tous est le Lyon marchant ». Construction littéraire d’un milieu éditorial et livres de poésie française à Lyon (1536-1551), Genève, Droz, 2016.

SMITH, Marc, « Lyon vu par les voyageurs italiens au XVIe siècle », dans Beaujeu et sa région. Histoire du département du Rhône, Lyon, Union des sociétés historiques du Rhône, 1990, p. 85-98.