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1769 La Porte - La Craise

Joseph de La Porte et François de La Craise, Histoire littéraire des femmes françoises, Paris, Lacombe, 1769, p. 72-102.

Un exemplaire est consultable sur le site Google Livres.

Transcription : Romane Marlhoux.

 

LETTRE IV.

Parmi les Françoises qui se sont fait un nom dans la république des lettres, celle qui suit immédiatement la Reine de Navarre, est Louise Labé, femme d’un Cordier de Lyon, et appellée pour cette raison, la belle Cordiere. Elle réunissoit la science et la beauté, les graces du corps et les agrémens de l’esprit. Elle fut en mème tems un exemple de courage et de bravoure militaire ; et les Poëtes du tems ont célébré ses exploits dans la guerre contre les Espagnols.

    En s’en allant toute armée,
    Elle sembloit parmi l’Armée,
    Un Achile ou un Hector.
    
    La belle Cordiere née à Lyon en 1526 ou 1527, étoit la fille d’un nommé Charly, dit Labé, dont on ignore l’état et la fortune. Elle montra de bonne heure d’heureuses dispositions pour la musique et pour les langues sçavantes ; mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est son goût pour les exercices militaires. On ne dit pas les motifs qui la déterminèrent à ce genre de vie ; on sçait seulement qu’avant sa seizieme année, elle se trouva au siége de Perpignan, où on l’avoit surnommé le Capitaine Loys : il y a apparence qu’elle y suivit son pere ou son Amant.
    Dégoûtée des armes par le mauvais succès du siége de Perpignan qu’on fut obligé de lever, la belle Lyonnoise se livra à l’étude, sans négliger de se faire un établissement qui lui procurât de la tranquillité et de l’aisance. Dans cette vue elle épousa Ennemond Perrin, Marchand fort riche, qui faisoit un commerce considérable de cables et de cordages. On lit à la tête des Œuvres de Louise Labé, que son mari possédoit plusieurs maisons dans Lyon, et qu’il occupoit un terrein fort grand, dans lequel étoient placés des atteliers, des magazins propres à son négoce, un logement commode, et un jardin spacieux et agréable. Ce jardin avoit une issue sur la place Belle-Cour ; et ce fut dans la longueur de ce même terrein, que l’on ouvrit une rue qui prit le nom de la Belle Cordiere, qu’elle conserve encore. Ces détails rendent vraisemblable ce qu’on raconte de sa fortune, qui lui permit de former une Bibliothéque des meilleurs Auteurs dans tous les genres. Sa Maison étoit le rendez-vous de tout ce qu’il y avoit à Lyon de personnes de distinction, de Savans et de gens d’esprit. C’étoit une Académie où chacun trouvoit à s’amuser et à s’instruire. La conversation, le chant, les instrumens, la lecture, tout étoit employé par la Muse qui y présidoit et qui y excelloit. La galanterie n’étoit point exclue de ce docte et agréable lieu ; et la belle Louise qui ne vouloit pas que rien manquât à la satisfaction générale, ne sçut jamais refuser ses faveurs à ceux qui parurent les désirer. Ne croyez cependant pas, Madame, que toutes sortes de personnes y eûssent part : il falloit être ou hommes de condition, ou hommes de Lettres ; et même ceux-ci étoient toujours préférés aux premiers. « Dans la concurrence d’un Savant ou d’un homme de qualité, dit un Historien, elle faisoit courtoisie à l’un plutôt gratis, qu’à l’autre pour grand nombre d’écus ». C’étoit la Léontium ou la Ninon de son siècle ; ce que Louise dit d’elle-même , pouvoit convenir à toutes les trois :
    Le tems met fin aux hautes pyramides ;
    Le tems met fin aux Fontaines humides ;
    Il ne pardonne aux braves Colisées :
    Il met à fin les Villes plus prisées.
    Finir aussi il a accoutumé
    Le feu d’amour, tant soit-il allumé.
    Mais las ! en moi, il semble qu’il augmente
    Avec le tems, et que plus me tourmente.

    La distinction avec laquelle vivoit à Lyon la Belle Cordiere, excita la jalousie des Dames de la Ville, dit l’Auteur de sa vie ; elles ne virent plus dans cette savante, que la femme d’un Marchand de cordes, et ne mesurerent sa réputation, que sur l’état de son mari. Dès-lors ces Assemblées furent suspectes ; on prétendit que les charmes de Louise, et l’usage qu’elle pouvoit en faire, étoient le seul motif des préférences que sa maison s’étoit attirée ; ce ne fut plus une savante avec laquelle on cherchoit à s’entretenir : on la crut au moins une coquette décidée. Les ouvrages qu’elle fit imprimer, prêterent de nouvelles armes contr’elle. Les uns ne respiroient que l’amour ; les autres  étoient une leçon aux Dames Lyonnoises, sur le peu de connoissances qu’elles avoient acquises, sur la frivolité de leurs occupations, et sur le peu de ressources de leur Société, etc. Ces reproches, de la part d’une simple Bourgeoise, furent regardés comme un crime ; mais voici ce qui acheva de flétrir sa réputation. La Belle Cordiere étoit liée d’une amitié intime avec Clemence de Bourges, autre Lyonnoise célebre de son temps. Louise et Clémence, regardées comme les deux Saphos du seizième siècle, vivoient dans la plus parfaite intelligence. Mêmes goûts, même rapport de caractère et d’humeur, même penchant à l’amour, avec à-peu-près les mêmes charmes pour l’inspirer. On les citoit comme un exemple d’union sincere entre deux femmes. La jalousie rompit ces beaux nœuds. Louise Labé trahit son amie dans une circonstance bien sensible ; elle lui enleva son Amant. Dès-lors, elles devinrent ennemies mortelles. Clémence de Bourges qui avoient jusques-là mis sa gloire à contribuer à celle de son amie, et à vanter ses ouvrages, n’y vit plus que d’horribles défauts, et en fit, ainsi que de sa personne, une critique sanglante. Sa conduite ne fut plus à ses yeux qu’un tissu de scandale, et ses vers que l’expression du déréglement. Louise se consola par la possession  de sa conquête, des invectives de sa rivale ; elle a même trouvé des Auteurs qui l’ont représentée comme un modèle de vertu et de chasteté conjugale ; mais ses écrits formeront toujours contr’elle des soupçons assez bien fondés.
    Le meilleur de ses ouvrages, est cette fiction de l’amour, aveuglé par la folie, intitulé Débat de folie et d’amour, dédié à son amie, Clémence de Bourges, à qui elle dit que les Loix séveres des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences ; que celles qui en ont la commodité, doivent employer cette honnête liberté, à s’y livrer, et montrer aux hommes le tort qu’il leur faisoient, en les privant du bien et de l’honneur qui leur en pouvoit revenir.
    Elle ajoûte en son vieux langage : « Ne pouvant de moi-même satisfaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et en vertu, passer ou égaler les hommes, je ne puis faire autre chose, que prier les vertueuses Dames d'eslever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenoilles et fuseaus, et s'emploier à faire entendre au monde, que si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons-nous être desdaignées pour compagnes, tant ès affaires domestiques que publiques, de ceus qui gouvernent et se font obéir. Et outre la réputacion que notre sexe en recevra, nous aurons valu au publiq, que les hommes mettront plus de peine et d'étude aus sciences vertueuses, de peur qu'ils n'ayent honte de voir précéder celles, desquelles ils ont prétendu estre tousjours supérieurs quasi en tout. »
    Le Débat de folie et d’amour est une espece de drame ou de dialogue divisé en cinq discours. L’Auteur suppose que Jupiter avoit fait préparer un grand festin, auquel tous les Dieux étoient invités : l’amour et la folie arrivent en même tems sur la porte du Palais où doivent s’assembler les convives. La folie voulant entre la premiere, repousse l’amour qui veut passer avant elle. De-là naît entre’eux une grande dispute sur leurs droits et préséances. L’amour met la main à son arc, et veut décocher une flèche à la folie qui soudain se rend invisible, et rend inutile le trait de l’amour. Pour se venger elle-même à son tour, elle arrache les yeux à Cupidon ; et elle lui met un bandeau fait avec tant d’art, qu’il est impossible de lui ôter. Venus vient se plaindre à Jupiter qui doit être juge de ce différend. L’amour veut plaider sa cause ; mais voici à ce sujet ce que dit la folie au maître des Dieux. « Pour ce que je crains ne trouver aucun, qui, de peur d’être appellé fol, ou ami de folie, veuille parler pour moi, je te supplie commander à quelqu’un de me prendre en sa garde et proteccion. »
    Les deux Avocats sont Appollon et Mercure ; le premier plaide pour l’amour, Mercure pour la folie. C’est Apollon qui commence. Il présente d’abord à Jupiter combien il lui importe de maintenir  la subordination dans son empire, et de punir séverement ceux qui s’en écartent. De-là il passe aux égards qu’on doit à un Dieu comme l’amour. « Vous ne trouverez pas mauvais, dit-il, que je touche en brief de quel honneur et réputacion est amour entre les hommes. …. Combien estimez-vous que Promethée soit loué là-bas pour l’usage du feu qu’il inventa. […] Combien plustot choisiriez-vous un homme propre, bien en point, et bien parlant, tel qu’il ne s’est pû faire sans avoir envie de plaire à quelqu’un ? ….
    Celui qui ne tâche à complaire à personne, quelque perfeccion qu’il ait, n’en ha non plus de plaisir, que celui qui porte une fleur dedans sa manche. […] Et s’il ha si bien travaillé pour contenter les yeus, il n’a moins fait aus autres sentimens. ….
    Dirai-je que la musique n’a été inventée que par amour, et est le chant et harmonie, l’effet et signe de l’amour parfait ? […] Voilà les maus, qui sont à creindre, si folie se trouve autour d’amour ».
    Quand Appollon eut fini son plaidoyer, toute l’assemblée témoigna par ses applaudissements, l’intérêt qu’elle prenoit au fils de Vénus, et eût volontiers condamné la folie, si Jupiter ne lui eût imposé silence pour entendre le plaidoyer de Mercure.
    Après un exorde où l’Orateur s’efforce de rendre les auditeurs favorables à sa cause, il entreprend de prouver que la folie n’est point inférieure à l’amour, et que l’amour ne feroit rien sans elle.
    « Et pour ce qu’amour ha commencé à montrer sa grandeur par son encienneté, je feray le semblable : et vous prieray réduire en mémoire comme incontinent que l’homme fut mis sur terre, il commença sa vie par folie : et depuis ses successeurs ont si bien continué, que jamais dame n’ut tant bon crédit au monde. […] De quoy vivroient tant d’Avocats, Procureurs, Greffiers, Sergens, Juges, Menestriers, Farseurs, Parfumeurs, Brodeurs, et dix mile autres Mestiers ? …
    « Le plaisir, qui provient d’amour, consiste quelquefois ou en une seule personne, ou bien, pour le plus en deus, qui sont l’Amant et l’amie. […] Les Comédies ont de-là pris leur source ; la saltacion n’a û autre origine : qui est une représentation faite si au vif de plusieurs et diverses histoires, que celui qui n’oit la voix des Chantres, qui accompagnent les mines du joueur, entent toutefois non-seulement l’histoire, mais les passions et mouvemens : et pense entendre les paroles qui sont convenables et propres en tels actes : et comme disoit quelcun, leurs piez et mains parlans. ….
En somme, sans cette bonne Dame l’Homme seicheroit et seroit lourd, malplaisant et songeur. […]
Je te fay grand : je te fay eslever ton nom : voire et ne t’ussent les hommes réputé Dieu sans moy. »
    Mercure ayant fini de parler, les avis des Dieux furent partagés : et Jupiter voyant cette diversité d’opinions, appointa l’affaire, et prononça ce qui suit. « Nous avons remis votre affaire d'ici à trois fois, sept fois, neuf siecle. Et ce pendant vous commandons vivre amiablement ensemble, sans vous outrager l’un l’autre. Et guidera folie l’aveugle amour, et le conduira partout où bon luy sembleroit, et sur la restitution de ses yeus, après en avoir parlé aus Parques en sera ordonné. »
    Cette ingénieuse fiction est sans contredit le meilleur ouvrage de Louise Labé. Depuis on a tourné cette fable en mille manieres ; plusieurs Poétes ont voulu se l’approprier ; mais l’invention qui en est le principal mérite, est due à la belle Cordiere. La Fontaine y a vraisemblablement pris l’idée de sa Fable, intitulée l’Amour et la Folie. Les autres Pieces qui composent le recueil des Œuvres de Louise Labé, sont des Élégies et quelques Sonnets, parmi lesquels je ne trouve rien d’assez remarquable, pour en grossir cette Lettre.

 

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