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1787 Guinement de Keralio

Louise-Félicité Guinement de Keralio, Collection des meilleurs ouvrages françois composés par des femmes, Paris, t. IV, p. 1-10.

Un exemplaire numérisé est consultable sur Google Livres.

 

VIE DE LOUISE LABÉ.

 

  LOUISE LABÉ, connue sous le nom de LA BELLE CORDIÉRE, naquit à Lyon en 1526 ou 1527. Elle étoit fille d'un nommé Charly, dit Labé, dont on ignore l'état et la fortune. François Ier régnoit alors ; digne du trône qu'il occupoit, ce prince cherchoit à rappeller dans ses états les sciences et les arts, que les guerres désastreuses d'Italie en avoient bannis. Jaloux de mériter le titre de Restaurateur des lettres, il employa ses soins à en ranimer le goût ; les talens furent tirés de leur anéantissement par les bienfaits, les distinctions et les récompenses qu'il accordoit à ceux qui les cultivoient : sa cour imita son exemple. On vient de lire l'extrait des ouvrages de Marguerite de Navarre, et l'on peut juger de ce que dut produire la galanterie d'une cour jeune, galante et spirituelle. Les femmes imitèrent l'exemple de Marguerite ; elles ambitionnèrent l'honneur d'entrer après elle dans le temple des Muses : leurs efforts devoient être d'autant plus encouragés, qu'il étoit rare de voir leur sexe s'y livrer. Louise Labé découvrit de bonne heure ses inclinations pour les lettres, et son père employa les moyens les plus sûrs pour lui mériter un jour la réputation brillante à laquelle elle aspiroit.

  Ses dispositions étoient heureuses; étant encore très-jeune, elle apprit la musique et plusieurs langues. Pour suivre, même dans son éducation, les règles qu'on observoit pour les demoiselles du plus haut rang, on lui apprit à monter à cheval ; on lui enseigna les exercices militaires, et ses succès furent si rapides, qu'on la vit en 1542 au siége de Perpignan, n'ayant pas encore atteint sa seiziéme année.

  On n'a point acquis des connoissances plus particulières sur cette héroïne, ni sur les motifs qui la decidèrent à une démarche si peu commune. Sa valeur, son adresse, la force de son bras et son courage, sont célébrés avec éclat dans les éloges qu'on lui prodigue ; on l'avoit surnommée, durant cette guerre, le CAPITAINE LOYS, et ce nom lui resta même après la paix. Mais si l'on vante sa figure et ses graces, on rend un hommage égal à sa retenue et à sa vertu ; l'une et l'autre peuvent se concilier avec la vie militaire : on en a vu des exemples. Au reste, on doit présumer que son père la conduisit à ce siége, parce qu'il y possédoit quelque emploi utile.

  Cette conjecture aide infiniment à expliquer le genre d'éducation de Louise Labé, avec le rôle qu'elle joua devant une place assiégée. La complaisance et l'ambition furent sûrement consultées, lorsque Charly se détermina à conduire une fille jeune et belle à une expédition confiée aux soins du dauphin de France, aussi fort jeune.

  La première campagne de Louise Labé ne fut pas heureuse ; on fut obligé de lever le siége de Perpignan, et cet échec, qui détruisoit sans doute les projets de fortune qu'elle avoit conçus, la dégoûta pour toujours du métier des armes, et l'engagea prudemment à se livrer désormais à des soins moins périlleux. Si la démarche qu'elle avoit faite, en se montrant au milieu d'une armée, pouvoit la faire soupçonner au moins de hardiesse et de légèreté, la vie retirée qu'elle adoptoit, pour vaquer à ses études, réparoit au yeux du public des torts imaginaires ; elles s'occupoit de joindre à la réputation de beauté qu'elle avoit acquise, la supériorité d'esprit et de talens, plus durable et plus flatteuse : c'étoit se préparer un avenir heureux, pour quelque établissement convenable.

  Ses spéculations furent justes ; elle épousa Ennemond Perrin, marchand Cordier fort riche. On ne peut fixer l'époque de ce mariage ; on sait seulement qu'Ennemond Perrin faisoit un commerce très-considérable de cables et de cordages, qu'il possédoit plusieurs maisons à Lyon, et qu'il occupoit un terrein fort vaste, dans lequel étoient placés des atteliers, des magasins propres à son négoce, un logement commode, un jardin spacieux et agréable. Ce jardin avoit une issue sur la place de Belle-Cour, aujourd'hui de Louis-le-Grand ; et ce fut sur la longueur de ce terrein que l'on ouvrit une rue, qui prit le nom de la Belle Cordiere, qu'elle conserve encore.

  Quelques auteurs parlent de la beauté de cette savante femme, de manière à faire croire que sa figure n'avoit rien de fort remarquable, et que les graces de son esprit lui avoient plutôt acquis la réputation de belle, que la régularité de ses traits ; mais, sans donner une confiance aveugle aux éloges que présentent tous les vers faits à sa gloire, sans se méprendre au style empoulé et hyperbolique des poëtes qui la célèbrent, on peut augurer, par la réunion de leurs suffrages, que Louise Labé étoit assez grande, d'une taille aisée, bien faite, qu'elle avoit de l'embonpoint, la peau très-blanche, de belles couleurs, le bras et la gorge admirables, les cheveux blonds, les sourcils noirs, de beaux yeux, le front grand, ses lèvres vermeilles, de belles dents, le rire gracieux.

  Si l'on joint à ces agrémens ceux des manières, les graces, l'enjouement, la délicatesse et la solidité d'une aimable conversation, le talent supérieur d'accompagner au luth une voix charmante ; l'on y ajoute encore, que ses études l'avoient familiarisée avec le tendre Grec, le Latin, l'Espagnol et l'Italien ; qu'elle écrivoit dans plusieurs de ces langues, et que sa fortune lui avoit permis de former une bibliothèque des meilleurs auteurs dans tous les genres et dans ces mêmes langues : on conviendra que les savans et les gens simplement aimables, ou curieux de le devenir, étoient fondés à désirer de la connoître et à grossir sa cour, dans les fréquentes assemblées qui se tenoient chez elle.

  Il étoit difficile que la maison de Louise Labé fût ouverte à tous les gens distingués dans les différens états de la ville, qu'elle fût d'un accès facile aux étrangers, que les conversations y roulassent sur les sciences, sur les belles-lettres et sur les arts, que l'on trouvât dans cette maison les moyens de s'instruire et de s'amuser, qu'on y rencontrât cette légèreté et cette honnête liberté, qui deviennent le charme des sociétés, sans exciter quelque jalousie de la part des autres femmes : c'étoit sans doute le sentiment le plus modéré que la belle Cordière eût à redouter.

  Les femmes ont toujours des prétentions personnelles en tout genre, et si l'on voit rendre des hommages au mérite, et s'il voit élever des autels, les mots équivoques, la rivalité s'efforce de les détruire. Les dames Lyonnoises un peu distinguées ne virent dans notre savante que la femme d'un marchand de cordages, et ne voulurent mesurer sa reputation que sur l'état de son mari. Dès-lors, les assemblées qui se tenoient chez elle parurent suspectes ; les charmes de Louise, et l'usage qu'elle pouvoit en faire, semblèrent être le motif secret, mais réel, des préférences que sa maison s'étoit attirées : ce ne fut plus une savante avec laquelle on cherchoit à s'entretenir, mais une coquette à qui l'esprit servoit de prétexte.

  Les ouvrages qu'elle fit imprimer prêtèrent de nouvelles armes contre elle, suivant le goût d'un siècle galant ; la plupart d'entre eux ne respiroient que l'amour, et quelques-uns sembloient être une leçon détournée pour les femmes ignorantes ; il sembloit qu'elle voulut censurer la frivolité de leurs occupations, et la foiblesse des agrémens qu'offroit leur société. De telles leçons exciteroient encore des reproches amers ; il n'auroit pas été jugé si sévèrement dans la suite, si la réputation de Louise Labé n'avoit éprouvé, par sa faute, une atteinte réelle.

  Jusqu'alors liée de la plus étroite amitié avec Clémence de Bourges, fille célèbre de son temps, elle lui avoit dédié ses œuvres. Elles avoient le même goût pour les sciences et pour la poësie ; elles se faisoient une confidence réciproque de leurs ouvrages, et toutes deux partageoient leurs succès avec un plaisir égal : mais Clémence avoit un amant ; elle communiqua à son amie des vers qu'elle avoit fait pour lui. Le détail dans lequel elle entroit sur les belles qualités dont elle le croyoit doué, inspira des sentimens dangereux à son amie. Loin d'admirer l'ouvrage de Clémence, elle essaya de composer des vers qui pussent attirer sur elle les regards de celui dont Clémence avoit fait un portrait séduisant. La trahison eut tout le succès que pouvoit s'en promettre la Belle Cordière ; la Muse qui l'avoit inspirée se trouva sans doute plus attrayante que celle de Clémence de Bourges, et l'inconstance ou l'ingratitude achevèrent l'ouvrage.

  On comprend facilement quel dût être le désespoir d'une femme abandonnée ; la rivalité des talens, peut-être celle de la figure, avoit été cachée jusqu'alors sous les apparences de la cordialité. L'amitié peut-être ne leur avoit pas laissé de place dans le cœur de Clémence ; mais cette perfidie les fit éclater. Clémence témoigna son dépit par des reproches amers, et ce qu'elle avoit jusqu'alors loué ou admiré dans son amie, devint, dans une rivale, l'objet de sa fureur et de son ressentiment ; la conduite de Louise lui parut dès-lors un objet de scandale, et ses vers lui parurent remplis des expressions du déréglement. Louise Labé vit cet orage sans s'émouvoir, conserva, par orgueil, une conquête qu'elle avoit faite par amour-propre, et ne daigna pas même répondre à Clémence.

  Il en faut moins, sans doute, pour jetter des nuages sur la réputation d'une femme ; le tissu léger de cette fleur délicate s'évanouit quelquefois pour de moindres atteintes. Louise Labé avoit déjà bravé les loix de cette ignorance qu'on imposoit alors à son sexe ; elle recevoit chez elle des savans, des gens du monde ; elle les attiroit par ses graces et les charmes de son esprit : c'étoient-là de grands crimes aux yeux des femmes ; mais les hommes pouvoient les pardonner. Au lieu que sa trahison, envers son amie, ne peut se colorer d'aucune excuse, ni par un sens ni par l'autre ; elle fait un tort égal aux mœurs  et au caractère ; et tous les talens de l'esprit ne peuvent racheter la perte de l'estime générale, non moins essentiellement attachée à la bonté du cœur qu'à la sagesse.

  Il est donc impossible de peindre la Belle Cordière comme une femme irréprochable. Ce trait, de la part d'une femme mariée, est la preuve du contraire ; on pourroit croire aussi qu'elle a eu le dessein d'avouer ses foiblesses, si la poësie, dans le siècle où elle a vécu, n'avoit eu encore un caractère de licence auquel on ne doit pas se méprendre. Au reste, la plupart de ceux qui font mention de cette femme spirituelle, l'ont louée du côté de l'esprit, de la figure et des mœurs ; d'autres, au contraire, en lui accordant le génie et les charmes, ont peu ménagé sa conduite. Bayle, avec sa malignité ordinaire, l'accuse d'avoir déshonoré les lettres ; Duverdier ne lui est pas plus favorable. Le dernier éditeur de la Croix du Maine met plus de délicatesse dans ses jugemens et dans ses expressions : il n'excuse point Louise d'avoir mêlé la galanterie aux amusemens du monde et aux études du cabinet ; mais il la disculpe de l'odieuse imputation d'intérêt que Bayle a jointe à celle du libertinage. Il ne lui paroît point que cette femme ait été livrée ainsi au dernier degré de la dépravation ; et si elle n'a pas mérité, par sa conduite, le degré d'estime que ses talens lui avoient mérités, M. Rigoley de Juvigny ne la croit pas non plus, comme Bayle le prétend, digne du plus souverain mépris. (La Croix du Maine, dernière édition, tome II, page 42, note de M. de Juvigny). L'abbé Goujet est du même avis ; Colonia, dans son histoire littéraire de Lyon, ne la traite point en femme abandonnée, mais aimable et facile : en un mot, tous les auteurs en qui l'on peut avoir confiance, en ont jugé comme l'éditeur de la Croix du Maine. Au reste, le mari de Louise ne paroît pas avoir eu de vives inquiétudes sur la conduite de sa femme ; mais cela ne conclut rien en sa faveur ; il en est d'aveugles et de faciles à qui des femmes, plus coupables que la Belle Cordière, ont l'art d'en imposer : peut-être Ennemond Perrin étoit-il du nombre. Quoiqu'il en soit, il lui laissa la plus grande partie de sa fortune par son testament, quoiqu'il n'eut point d'enfans d'elle ; il substitua son bien à ses neveux après elle. Ce dernier bienfait annonce ses sentimens pour sa femme, et c'est ordinairement le tribut de l'estime, de l'attachement, de la reconnoissance ou de l'aveuglement. Louise Labé mourut au mois de mars 1566.

[Suivent :

- la « Liste des Auteurs qui ont traité de LOUISE LABÉ et de ses ouvrages » (p. 11-12)

- l'épître « À Mademoiselle Clémence de Bourges, Lionnoize » (« Écrite avant leur brouilllerie ») (p. 13-16)

- des extraits (parfois commentés, parfois glosés) du « Débat de Folie et d'Amour » (p. 17-49), présentés ainsi : « Cette espèce de Comédie, en cinq actes, offre six personnages : l'Amour, la Folie, Vénus, Apollon, Jupiter, Mercure. Cet ouvrage de la Belle Cordière a été plusieurs fois imprimé en entier et par extrait, ce qui dispense de le faire reparoître dans cette collection, parce qu'il est connu de la plupart des lecteurs. Je crois donc n'en devoir mettre sous leurs yeux qu'un court précis : autrement on n'y trouveroit que des longueurs et de l'ennui. On doit honorer le génie de Louise Labé, en conservant le souvenir de ses écrits ; mais le goût s'est tellement perfectionné depuis l'instant où elle a travaillé, que la lecture de ses écrits seroit fatiguante et monotone. C'est là, en général, le plus grand défaut des ouvrages composés dans le siècle qui a précédé celui de notre belle littérature. »

- la première « Élégie » (p. 50-53)

- les sonnets I (avec une traduction), II, III et VII. (p. 54-57)]

 

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