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1761 Irail

Simon-Augustin Irail, Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu'à nos jours, Durand, Paris, 1761, Tome 1, p. 157-164.

Un exemplaire est consultable sur le site Gallica.

Transcription : Romane Marlhoux.

 

LOUISE LABBÉ, ET CLÉMENCE DE BOURGES.

C’étoient les deux Saphos du seizième siècle. Elles lui ressembloient par la beauté du génie, par leur talent de faire des vers enjoués, délicats & faciles, & par le dérèglement de leur conduite. Il n’arrive que trop souvent aux femmes qui donnent dans le bel-esprit, & qui veulent s’élever au-dessus des préjugés, de finir par braver toutes les bienséances, & par n’avoir aucune considération dans le public. Louise Labbé, sur-tout, étoit décriée pour ses mœurs. On l’appelloit la belle cordière, parce qu’elle avoit épousé un cordier. Elle étoit de Lyon, & recherchée de ce qu’il y avoit d’honnêtes gens dans la ville, à cause de son esprit & de sa figure. Sa maison étoit le temple des muses & de la volupté. Tous les goûts, tous les arts y étoient bien reçus, la poësie, la musique, la peinture. A son ardeur pour les plaisirs, la belle courtisane Lyonnoise joignoit un amour pour les vertus les plus héroïques. Elle avoit une ame d’une trempe singulière. C’étoit la Ninon l’Enclos de son temps, mais avec plus de talent & moins de retenue. On la connoissoit encore à Lyon sous le nom de capitaine Loys : c’est qu’elle montoit à cheval mieux qu’aucun gentilhomme. Duverdier parle en ces termes de cette femme cavalière, poëte, musicienne & débauchée : « C’étoit chez elle lecture de bons livres Latins & vulgaires, Italiens & Espagnols, dont son cabinet étoit copieusement garni ; collation d’exquises confitures ……. enfin leur communiquoit privement les pièces les plus secretes qu’elle eut, &, pour dire en un mot, faisoit part de son corps à ceux qui fonçoient ; non toutefois à tous, & nullement à gens méchaniques & de vile condition, quelque argent que ceux-là eussent voulu lui donner. Elle aima les sçavans hommes surtout, les favorisant de telle sorte que ceux de sa connoissance avoient la meilleure part en sa bonne grace, & les eut préférés à quelconque grand seigneur, & fait courtoisie à l’un plutôt gratis ; qu’à l’autre pour grand nombre d’écus : qui est contre la coutume de celles de son métier & qualité (*). »
    Louise Labbé vivoit dans la plus grande union avec Clémence de Bourges. Mêmes goûts, mêmes rapports de caractère & d’humeur. Point de secrets qu’elles ne se communiquassent, de confidences qu’elles ne se fissent. Elles se consultoient sur leurs ouvrages, sur les vers que l’amour ou l’amitié leur inspiroit. On les citoit pour un exemple d’union sincère entre femmes : mais la jalousie rompit ces beaux nœuds. L’une trahit l’autre, & lui enleva son amant. Elles devinrent ennemies mortelles.
    Cet amant étoit sous l’empire de Clémence de Bourges. Elle se faisoit gloire de l’avoir. Pleine de sa conquête, elle communique à son amie des vers qu’elle avoit composés pour lui ; vers où l’on lui accordoit toutes les belles qualités. Sur ce portrait, Louise Labbé devient éperdument amoureuse. Elle fait à son tour des vers charmants, qu’elle envoie à l’objet dont elle est éprise. Elle lui demande un entretien, pour lui donner les dernières marques de tendresse. La déclaration eut son effet. L’amant de Clémence de Bourges la trahit. Il ne fut pas difficile à son amie, après avoir fait cette conquête, de se la conserver. La belle cordière eût fixé le cœur le plus inconstant. Au talent de rendre en vers l’amour & ses fureurs avec toute la vérité possible, elle joignoit celui de chanter admirablement & de jouer du luth. Sa conversation étoit instructive autant qu’amusante. Un engagement avec une telle femme ne pouvoit être que flatteur. Sa muse donnoit l’immortalité. Le peu de vers qui nous restent d’elle sont plus originaux que tout ce que nous avons des La Suze & des Deshoulières. Dans ceux qu’elle adresse aux dames de Lyon, & dans lesquels elle ne rougit pas de faire l’aveu de toutes ses foiblesses, quel ton ! quelle gaité ! que de graces ! quelles naïveté ! Je ne connois point, dit-elle, l’avarice, la médisance, l’humeur, la tracasserie, le mensonge. Ma seule passion est l’amour. Ce dieu est tout entier dans mes veines. Il m’embrase d’un feu qui ne peut s’éteindre. Les plus hautes pyramides tombent, les fontaines tarissent, les villes & les empires ont un terme ; le feu même d’amour, quelque violent qu’il soit dans les autres, ne tient pas contre les années :

    Mais, las ! en moi  il semble qu’il s’augmente
    Avec le temps, & que plus ne me tourment.
    
    Elle implore ensuite l’Amour, pour qu’il daigne, au moins, lui faire partager ses feux, & qu’il mette dans le cœur de son nouvel amant autant ou plus s’il est possible, d’ardeur pour son amante, qu’elle en ressent pour lui :

    Ah ! si tu veux que j’aime jusqu’au bout,
    Fais que celui que j’estime mon tout,
    Qui seul me peut faire plorer & rire,
    Sente en ses os, en son sang, en son ame,
    Ou plus ardente, ou plus égale flamme.
    Alors ton faix plus aisé me sera,
    Quand avec moi quelqu’un le portera.

    Clémence de Bourges ne fut pas longtemps à s’appercevoir de l’infidélité de celui qu’elle adoroit. Elle veut le ramener. Ne pouvant y réussir, elle éclate contre sa rivale, & l’accable de reproches. Elle avoit jusques-là mis sa gloire à contribuer à la celle de Louise Labbé, à vanter ses ouvrages : mais, dès ce moment, elle ferma les yeux à toutes leurs beauté ; elle n’y vit que d’horribles défauts. Elle fit une critique sanglante de tout ce qu’auparavant elle avoit admiré le plus. Elle n’épargna pas même ce charmant dialogue en prose, intitulé Débat de Folie et d’Amour. Rien de plus ingénieux que cette fiction. C’est la Folie & l’Amour qui prennent querelle au sujet du pas de préséance. L’Amour, désespérant de l’obtenir, décoche une flèche à la Folie. Elle l’évite, en se rendant invisible. Mais, un moment après, elle se venge sur l’Amour, lui arrache les yeux, & lui couvre la place d’un bandeau qui ne peut être ôté. Vénus se plaint à Jupiter de la Folie. Le maître des dieux veut entendre les deux parties intéressées. Cette cause est plaidée en sa présence. Apollon est l’avocat de l’Amour, & Mercure celui de la Folie. L’affaire est bien discutée, Jupiter prend l’avis des dieux, & prononce ainsi : « Pour la difficulté & importance de vos différends & diversités d’opinions, Nous avons remis votre affaire d’ici à trois fois sept fois neuf siècle. Et cependant vous commandons vivre amiablement ensemble, sans vous outrager l’un l’autre. Et guidera Folie l’aveugle Amour, & le conduira par tout où bon lui semblera ; &, sur la restitution de ses yeux, après en avoir parlé aux Parques, en sera ordonné. »
    Clémence de Bourges mêla dans toutes ses critiques beaucoup de personnalités. Elle appuyoit sur les principaux traits de la vie de sa rivale, & la mettoit au-dessous des plus célèbres courtisanes, les Laïs, les Phrynès. Mais comment la belle cordière, surnommée la dixième muse, à plus juste titre que tant d’autres femmes auxquelles on a prodigué ce nom, répondit-elle à la satyre ? En s’en moquant, en bravant le public & son ennemie, en continuant à jouir de sa conquête, en conjurant l’amour de la laisser égarer & de servir ses goût & ses caprices :

    Permets, m’amour, penser quelque folie.
    Toujours suis mal vivant discrettement ;
    Et ne me puis donner contentement,
    Si, hors de moi, ne fais quelque saillie.

 

(*) Au sujet de cette réflexion de Duverdier, un autre écrivain fait la suivante : si la courtisane Laïs eut ressemblé à la belle Lyonnoise, Démosthène n'eut pas fait inutilement le voyage de Corinthe, ni éprouvé

    Qu'à tels festins, un auteur, comme un sot,
    A prix d'argent doit payer son écot.

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