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1697 Bayle

Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique, Tome second, Première partie, H-O, Rotterdam, Reinier Leers, 1697, p. 259-260.

Un exemplaire numérisé est consultable sur le site Gallica.

LABÉ (Loyse) Courtisane Lyonnoise, a été mise entre les Auteurs François par la Croix du Maine, et par Du Verdier Vau-Privas. Elle [La Croix du Maine p. 291] florissoit à Lyon sous Henri II. l'an 1555. Ses Oeuvres furent (A) imprimées dans cette ville la même année. Elle ne ressembloit pas en toutes choses aux Courtisanes ; car si d'un côté elle étoit de leur humeur, en ce qu'elle vouloit être bien payée de ses faveurs, elle avoit de l'autre des égards qu'elles n'ont pas pour les Savans, car elle leur donnoit la passade gratuitement. On conoîtra mieux son caractere par (B) le passage que je citerai.

(A) Elles [La Croix du Maine p. 291] comprennent un Dialogue en prose Françoise intitulé : Le Debat de Folie et d'honneur, et plusieurs poësies de son invention ; [Du Verdier p. 822] plus les écrits de divers Poëtes à sa loüange, tant en vers Grecs, Latins, Italiens que François.

(B) Je ne change rien aux paroles de Du Verdier. Loyse Labé, dit-il [Id. ibid.], courtisane Lyonnoise (autrement nommée la belle Cordiere pour être mariée à un bon homme de Cordier) piquoit fort bien à cheval, à raison de quoy les gentilshommes qui avoient accez à elle l'appelloient le Capitaine Loys : femme au demeurant, de bon et gaillard esprit et de mediocre beauté : recevoit gracieusement en sa maison Seigneurs, gentilshommes et autres personnes de merite avec entretien de devis et discours, Musique tant à la voix qu'aux instrumens où elle estoit fort duicte, lecture de bons livres latins, et vulgaires Italiens et Espagnols dont son cabinet estoit copieusement garni,collation d'exquises confitures, en fin leur communiquoit privement les pieces plus secretes qu'elle eust, et pour dire en un mot faisoit part de son corps à ceux qui fonçoient : non toutes fois à tous, et nullement à gens mechaniques et de vile condition, quelque argent que ceux là luy eussent voulu donner. Elle ayma les sçavans hommes sur tous, les favorisans de telle sorte que ceux de sa cognoissance avoient la meilleure part en sa bonne grace, et les eust preferé à quelconque grand Seigneur, et fait courtoisie à l'un plustost gratis, qu'à l'autre pour grand nombre d'escus : qui est contre la coustume de celles de son mestier et qualité.  Ce passage a été cité dans la suite [Lettre 18. p. 595] de la Critique generale du Calvinisme de Maimbourg, et l'on y a joint cette remarque. « Demosthene [p. 596] eût été bien aise que la Courtisane Laïs eût ressemblé à cette autre ; il n'auroit pas fait le voyage de Corinthe inutilement, ni éprouvé

    Qu'à tels festins un Auteur comme un sot,
    À prix d'argent doit payer son ecot. »

Cette femme faisoit en même tems deshonneur aux lettres et honneur : elle les deshonoroit, puis qu'étant Auteur elle menoit une vie de Courtisane ; et elle les honoroit, puis que les Savans étoient mieux reçus chez elle sans rien payer, que les ignorans prêts à lui compter une bonne somme.

Cet article, qui reparaîtra ensuite sans retouche dans les rééditions du Dictionnaire, constitue une date importante dans l’histoire des discours sur Louise Labé. Se fondant exclusivement, semble-t-il, sur les notices de La Croix du Maine (1584) et Du Verdier (1585), Bayle se concentre sur les questions touchant à la moralité et à la vie sexuelle, en cherchant à déterminer ce qu’il appelle le « caractere » de Louise Labé. Tout en signalant rapidement l’existence du livre – qu’il n’a sans doute pas vu, puisqu’il ne corrige pas l’erreur de La Croix du Maine, parlant de folie et d’honneur –, Bayle tend à faire disparaître la figure de l’autrice derrière celle de la « courtisane », alors même que Du Verdier – que Bayle a pourtant sous les yeux – faisait précisément l’inverse, en présentant Labé comme une courtisane qui méritait qu’on se souvienne d’elle seulement « pour avoir escrit […] ». Cette réorientation témoigne des difficultés qu’éprouve Bayle à envisager le savoir féminin autrement qu’associé à la vertu la plus sévère, hormis quelques exemples antiques comme Hipparchia ou Leontium.

En raison de la très large diffusion du Dictionnaire et du prestige européen de son auteur, la notice de Bayle fut souvent citée par la suite et elle a sans doute contribué à orienter la réception de Louise Labé autour des débats sur son statut de courtisane, au détriment de la lecture des Euvres. Le contraste est très net avec, par exemple, la notice rédigée par Guillaume Colletet cinquante plus tôt ou avec le fait que Claude Joly, en 1670, pouvait encore inscrire Labé dans l'histoire des femmes savantes à l’occasion d’un éloge d'Anne-Marie de Schurman.

Source :
- PITASSI Maria-Cristina, « Entre libido et savoir: les images de la femme chez Bayle », dans A. McKenna, A. et G. Paganini (Ed.), Pierre Bayle dans la république des lettres, Paris, Champion, 2004. p. 307-319.