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1785 Journal de Lyon

Journal de Lyon, ou Annonces et variétés littéraires, concernant la ville de Lyon pour servir de supplément aux Petites Affiches de Lyon, n°15, 20 juillet 1785, p. 226-232.

Un exemplaire est consultable sur le site Google Livres.

 

« Suite des articles du nouveau Dictionnaire historique portatif de nos provinces »

  LABÉ (Louise CHARLY, dite) surnommée la belle Cordiere, naquit à Lyon en 1526 ou 1527, sous le regne de François premier. Son pere luy donna l'éducation la plus recherchée, qui fut secondée du côté de Louise, par les dispositions les plus heureuses. Non seulement elle fut jalouse de porter jusqu'à la perfection la broderie et les autres ouvrages de son sexe; mais elle cultiva la musique, elle apprit plusieurs langues; on lui enseigna à monter à cheval, et elle s'instruisit dans tous les exercices militaires, que ne dédaignoient pas, de son temps, les demoiselles du premier rang. Ses succès furent si rapides, qu'avant d'avoir atteint sa seizieme année, elle parut au siege de Perpignan, fait en 1542, par le jeune Henri, dauphin de France :

     LOUIZE ainsi furieuse
     et laissant les habiz mols
     des femmes, et envieuse
     du bruit, par les Espagnols
     souvent courut en grand noise
     et meint assaut leur donna,
     quand la jeunesse françoise
     Parpignan environna.
     Là sa force elle déploye
     là de sa lance elle ploye
     le plus hardi assaillant :
     et brave dessus la celle
     ne démontroit rien en elle
     que d'un chevalier vaillant.1

  On l'appelloit à ce siege le Capitaine Loys, et ce nom lui demeura long-temps. On ignore si son pere l'avoit accompagnée, et quelles raisons avoient pu l'engager à exposer ainsi sa fille aux doubles périls qu'avoit à redouter au milieu d'une armée françoise une si jeune amazone. La ville étoit défendue par Ferdinand de Tolede, duc d'Albe. Le siege ne fut pas heureux, et le dauphin fut obligé de le lever au bout de trois mois. Notre jeune guerriere revint dans sa patrie, où elle épousa Ennemond Perrin, riche marchand de cables et de cordages, proprietaires de plusieurs maisons à Lyon, dont l'une, entr'autres, étoit à l'angle de la rue Confort, qui va de la place des Jacobins à l'hôpital. Il possédoit aussi un jardin spacieux et agréable, qui avoit une issue sur le mail, aujourd'hui la place de Belle-Cour. Un poëte du temps indique ainsi la situation de ce jardin.

     Un peu plus haut que la plaine
     où le Rosne impétueux
     embrasse la Sône humaine
     de ses grands bras tortueux
     de la mignonne pucelle
     le plaisant jardin estoit
     d'une grace et façon telle
     que tout autre surmontoit.
     ……………………………
     À l'entrée on voyoit d'herbes
     et de thin verflorissant
     les lis et croissans superbes
     de notre prince puissant [en note : Henri II]
     ……………………………
     Tout autour estoient des treilles
     faites avec un tel art
     qu'aucun n'eust su sans merveilles
     là espandre son regard.
     La voute en étoit sacrée
     au Dieu en Inde invoqué
     car elle estoit accoutrée
     du sep au raisin musqué ;
     les colonnes bien polies
     estoient autour enrichies
     de romarins et rosiers,
     lesquels faciles à tordre
     s'entre lassoient en bel ordre
     en mille neus fais d'osiers2
                  etc. etc.

  C'est sur ce terrain appartenant à Ennemond Perrin, qu'on ouvrit peu de temps après la rue qui porte encore aujourd'hui le nom de la Belle-Cordiere. Dans cette retraite délicieuse, Louise Labé, avide de tous les genres de gloire, se livra à la musique et à la culture des lettres. Elle avoit une bibliotheque précieuse et choisie. Elle entendoit et parloit avec grace le latin, l'Italien, l'Espagnol ; elle faisoit des vers dans toutes ces langues, et en François elle égaloit ou surpassoit tous les poëtes de son temps. Sa maison devint bientôt le rendez-vous des personnes les plus distinguées de la ville, des savans et des étrangers qui passoient à Lyon. Jean de Tournes, savant imprimeur de ce temps-là, étoit, dit-on fort assidu aux assemblées qui se tenoient chez Louise Labé. C'étoit une sorte d'académie libre. Les conversations y étoient interrompues par des concerts, où Louise paroissoit toujours avec un nouvel avantage, en s'accompagnant de son luth. Tous les poëtes du temps s'empresserent de célebrer sa beauté. En 1555 parut à Lyon la premiere édition des œuvres de cette célebre Lyonnoise. Louise Labé la dédia à Clémence de Bourges, son amie, jeune personne de l'une des premieres familles de cette ville, plus distinguée encore par ses talens, qui mourut à l'âge de seize ans de chagrin, de la mort de Jean du Peyrat, capitaine de chevaux-légers tué devant Bellegarde et à qui elle étoit promise. Cette premiere édition fut bientôt épuisée. Jean de Tournes en donna l'année suivante deux autres, l'une in-8°, l'autre in-16. Ce recueil dont on a redonné en 1762 une jolie édition, ornée de gravures, à Lyon, chez les freres Duplain, in-8°, contient le débat de folie et d'amour, allégorie ingénieuse, en prose, pleine d'esprit, de délicatesse et de bonne morale. Cet ouvrage qui suffiroit pour immortaliser Louise Labé, a été imité dans toutes les langues, mis sur le théatre avec succès, et pour comble d'honneur, a fourni à La Fontaine le sujet de la XIVe fable de VII[e] livre. On trouve encore dans ce recueil trois élégies, dont la seconde sur-tout seroit digne de Sapho, et vingt-quatre sonnets. Ces poésies se sentent en quelques endroits, il faut l'avouer, de la licence des poëtes de son temps ; mais quelle énergie amoureuse et brûlante, sur-tout dans le dix-huitieme sonnet. Ceux de nos poëtes qui n'ont pas été plus réservés que Louise, sont presque tous bien loin d'avoir égalé son talent. On a joint au recueil des œuvres de poésies grecques, latines, italiennes et françoises, à sa louange. Tant de gloire et de succès éveillerent l'envie, et Louise devoit bien s'y attendre. On calomnia ses mœurs ; on lui contesta, comme de raison, jusqu'à sa beauté, en faveur de laquelle cependant ce déchaînement même est peut-être un préjugé encore plus fort que le surnom de Belle-Cordiere, et tous les éloges des poëtes du temps. À toutes les calomnies répétées ou exagérées par du Verdier, de Rubys, Bayle et les continuateurs de Morery, au blâme trop hazardé du P. de Colonia, et à l'anecdote romanesque et sans vraisemblance, rapportée par l'abbé Irail dans sa compilation des Querelles littéraires, on peut opposer avec confiance le témoignage de Paradin, ecclésiastique irréprochable du côté des mœurs, et qui étoit son contemporain, la liaison de Louise Labé avec Clémence de Bourges, jeune et d'une famille considérée, les éloges que le Pelletier, écrivain estimé par M. de Thou, adressoit à Louise, ceux que donnoient principalement à sa vertu, sa retenue, sa chasteté, les poëtes qui lui consacroient des vers, et les ouvrages même de Louise où en ne dissimulant point son extrême sensibilité, elle montre par-tout les sentiments d'une ame vraiment honnête. Pour achever de détruire toutes les calomnies dont elle eut le malheur d'être l'objet, il suffit de rappeller le testament de son mari Ennemond Perrin dont elle ne perdit jamais la confiance. Il mourut sans enfans en 1565, et l'institua son héritiere universelle, en lui substituant ses neveux Jacques et Pierre Perrin, fils de François Perrin son frere, auxquels il substitua l'Hôtel-Dieu qui a recueilli l'héritage. Louise Labé ne survécut qu'un an à son mari, et mourut en mars 1566. On assure que le P. Menestrier, Jesuite, a eu entre les mains plusieurs pieces de poesie latine de cette Lyonnoise célebre qui ont été vraisemblablement perdues. M. de Ruolz de l'académie de Lyon a vengé sa mémoire des calomnies indiscrétement répandues contre ses mœurs, par une dissertation lue à l'une des séances publiques de cette académie, et imprimée depuis, Lyon, de la Roche 1750, in8° ; mais M. de Ruolz n'a point eu connoissance du testament du mari de Louise, et de plusieurs autres circonstances qui répandent le plus grand jour sur sa justification.

Commentaire : à venir
  • 1Citation du poème [24] des "Escriz de divers Poëtes", v. 113-126.
  • 2Extraits de la pièce [24] des "Escriz de divers Poëtes", v. 155-162, 169-172, 183-196.