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1696 Moreau

Etienne Moreau, « L'Amour et la Folie », Mercure Galant, Paris, Michel Brunet, juin 1696, p. 25-31.

Un exemplaire numérisé est consultable sur le site Gallica.

 

Voicy un Ouvrage de Poësie dont vous ne trouverez pas le sujet nouveau, puis qu'il a déja esté traité par plusieurs personnes ; mais il y a des matieres toujours susceptibles de graces nouvelles, selon le tour heureux qu'on leur donne. La Fable qui suit est de ce nombre, et Mr Moreau, Avocat General en la Chambre des Comptes de Dijon, en est l'Auteur. Vous sçavez quel est son talent pour la Poësie, et qu'on en peut tout attendre.

L'AMOUR ET LA FOLIE

Un jour le grand Maistre des Cieux,
Content d'un amoureux mistere,

Et plus joyeux qu'à l'ordinaire,
Voulut regaler tous les Dieux.

Il fit prèparer l'Ambrosie,
Et les mets les plus delicats,

Et luy-mesme de ce repas
Ordonna la ceremonie.

Par son ordre de tous costez
Mercure porta la nouvelle

De cette feste solemnelle
À toutes les Divinitez.

D'abord chacun fit sa partie
Pour y paroistre des premiers.

Les deux qui vinrent les derniers
Furent l'Amour et la Folie.

Pour la feste de ce beau jour
Leur presence estoit importante ;

Car toute feste est languissante
Sans la Folie et sans l'Amour.

Dans une bonne intelligence
On les voyoit vivre tous deux,

Et mesme on remarquoit entr' eux
Une assez juste ressemblance.

Mais il arriva par malheur
Qu'à la porte ils se rencontrerent,

Et que tous deux se querellerent,
Et mirent le Ciel en rumeur.

Le point d'honneur en fut la cause.
L'Amour voulut prendre le pas,

Mais l'autre n'y consentit pas,
Et prétendit la mesme chose.

Tu n'entreras pas devant moy,
Dit l'Amour, d'un ton de colere,

Le grand Jupiter est mon Pere,
Et tous les Dieux suivent ma loy.

Et moy, repartit la Folie,
Moy que tu viens chercher toujours,
Que serois-tu sans mon secours,
Si je n'estois de la partie ?

Comme on voit parmy nous souvent
Les Prétieuses, les Bourgeoises,

Exciter de semblables noises,
Pour passer dessus, ou devant.

Après les raisons, les injures,
Après les injures, les coups,

Puis on met sans dessus dessous
Raisons, cornettes et coëffures.

De la Folie et de l'Amour
Telle fut alors la querelle,

Qui pour ce dernier fut cruelle,
Mais l'autre fit un mauvais tour.

Comme il osa dans sa furie
La fraper avec son carquois,

Elle à l'instant avec ses doigts
Luy creve les yeux, il s'écrie.

Et de toutes parts on entend,
À l'aide, au meurtre, on m'assassine,

SI fort, que la Troupe Divine
Accourut à cet accident.

Jupiter mesme en diligence
Y vint, laissant là le regal.

L'Amour luy découvrit son mal,
Et le pressa pour la vangeance.

La Folie de son costé,
Dit ses raisons pour se défendre,

Mais à peine put-on l'entendre,
À voir l'Amour si maltraité.

Alors vint certaine Déesse,
Que toucha ce malheur nouveau,
Sur les yeux luy mettre un bandeau,
Luy marquant toute sa tendresse.

Cependant malgré sa douleur
Il avoit un parti contraire,
Car il n'est si mauvaise affaire
Qui ne trouve son défenseur.

Je veux dire qu'en ce rencontre,
Comme en tous autres differends,

On se partagea sur les rangs,
L'un estoit pour, l'autre estoit contre.

Les uns soutenoient que l'Amour
Devoit préceder sa partie,

D'autres tenant pour la Folie,
Condamnoient l'Amour à leur tout.

Enfin, Jupiter en bon Pere
Accorda ce long démeslé,
Et dit à l'Amour desolé,
Ces mots qui finirent l'affaire.

Puis qu'il faut qu'à vivre sans yeux
La Folie ainsi te réduise,

Je veux qu'en tout temps, en tous lieux,
Ce soit elle qui te conduise.

Ainsi dit, ainsi fait, et c'est depuis ce jour,
Que par tout la Folie accompagne l'Amour.

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