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1687 Commire

Jean Commire, « Dementia Amorem ducens », dans Gilles Ménage, Poëmata. Octava editio,  Amsterdam, Apud Henr. Wetstenium, 1687, p. 24-26.

Un exemplaire numérisé est consultable sur le site Google Livres.

 

Dementia Amorem ducens. FABULA. Ad V. Cl. Ægidium Menagium.

    Venustioris elegantiæ pater,
Cui Fabularum Musa doctarum artifex
Molle et facetum quod erat Æsopi, annuit :
Et hos vicissim, nostri amoris obsides,
Promptique testes obsequi, senarios      5
Habe, Menagi. Sunt tuis quidem impares ;
Fecisse quos libertus Augusti velit.
Sed argumenti forte novitas gratiam,
Et utile mixtum dulci, promerebitur.
Quod deest, tua illis suppleat benignitas.      10
    Partu gemellam prolem Cypris unico
Creasse Amorem fertur et Dementiam :
Habitu, ore, studiis, moribus, simillimos :
Ut par sorori frater, et fratri soror,
Non injucundum facerent errorem suis.      15
Nam tela et arcus si dares Dementiæ,
Ipsum intueri crederes Cupidinem :
Crotalum atque larvam si dares Cupidini,
Ipsam intueri crederes Dementiam.
Assiduus hæret alter alteri comes.     20
Confabulantur, lusitant, saltant simul :
Sibique lepidas invicem fraudes struunt.
Hunc rixa et iræ, dein reconciliatio.
Queruli, feroces, contumaces, asperi ;
Iidemque blandi, morigeri, tractabiles,     25
Ab unguibus pugnisque in amplexus ruunt :
Semperque liti proxima est concordia.
Hos osculatur, hos fert in oculis Venus,
Seseque in illa noscit et probat indole :
Artesque vinci læta miratur suas.     30
    Fors in Cythera cum sorore conjuge,
Primisque Divum, venerat Rex ætheris.
Ibique mensis dum paratis accubat,
Et neptis ubi sit, quærit, et parvus nepos :
Adsunt Jocorum pumilo cincti grege :     35
Curruque Matris aureo in cœnaculum,
Bijugisque ovantes se columbis inferunt.
Tum sic Cupido, voce sublata, incipit :
Discant Amoris cedere omnes numini.
Tuque ô Deorum qui parens et rector es,     40
Assuesce Domini ferre majoris jugum.
Hæc fatus, alitis dorsum armigeræ insilit,
Adunca inserto rostra nervo temperans :
Raptumque trepido fulmen intentat Jovi,
Simulque eidem nequior Dementia     45
Joculari furtim tegmini includit caput :
Pupamque dextræ, lævæ dat crepitaculum.
   Risere Superi : dumque rident, sentiunt
Se lusos etiam persimili protervia.
Apollo pharetram, Mavors hastam perdidit,     50
Nereus tridentem, Mercurius talaria.
Nec nati ab ipsa Matre nequitiam abstinent.
Pallasque sola ludibrium non pertulit :
Prudentia ipsam texit atque castitas.
    At delectatus Juppiter spectaculo,     55
Postquam osculis et voce molli blandiens
Diu ambo demulsisset, illis nectare
Condita multo projicit tragemata ;
Eheu ! funesti materiam certaminis.
In prædam toto nam projecti corpore,     60
Cum legere festinarent, et cupida sibi
Quæ legerant uterque, præriperent manu,
Ad arma ventum est. Et prior Dementia
Acu parantem tela crinali occupat
Fratrem, atque ocellos ictu geminato effodit.     65
Fit clamor ingens : Aula luctu personat.
Sibi mæsta crines, et genas laniat Venus.
Natique in ore fixa, et orbes lacrimis
Lavans cruentos, vulnera tepido halitu,
Et dulcibus curare tentat basiis.     70
Frustra medelam grave non admittit malum.
Nec ipse quicquam Phœbus herbis proficit.
    Mente autem consternata, quodque fecerat,
Potuisse fieri misera vix credens soror,
Meritas parabat ultro pœnas solvere.     75
Rubramque fratris sanguine rotans cuspidem,
Suos in oculos vindice vertebat manu.
Stitit furentis impetum Deum parens :
Et ista serves, inquit, fratri lumina,
Cui esse posthac jubeo te viæ ducem,     80
Fida regentem dextera incertos gradus.
Paret Tonantis imperio Dementia :
Cæcumque ducit ipsa ductore indigens.
    Hæc nos, Menagi, Fabula venuste monet,
Amantes esse proximos amentibus.     85

La fable Dementia amorem ducens («La folie conduisant l'amour») est l’œuvre du poète néo-latin jésuite Jean Commire (1625-1702), professeur, érudit et auteur de poèmes de circonstances. Elle est éditée pour la première fois en 1687 dans les Poemata de Gilles Ménage, savant et poète français réputé dans le monde des lettres, auquel elle est adressée. La pièce est ensuite rééditée en 1689 dans la troisième édition des Carmina de Jean Commire. Il est possible qu’elle ait circulé sous forme de feuille volante avant 1687, ce qui permettrait de penser que La Fontaine s’en inspire dans la fable «L’amour et la folie» qui paraît en 1685 dans les Ouvrages de prose et de poësie. Des Srs de Maucroy et de La Fontaine.

Le poème de Commire, comme celui de La Fontaine, reprend le thème de la dispute entre la folie et l’amour développé par Labé dans le «Débat». Cependant, le texte est beaucoup plus court et il prend la forme d’une fable où l’accent est porté sur le récit de la dispute et du drame qui lui succède, représentés de façon extrêmement visuelle. Le poète décrit dans un premier temps la relation passionnelle et fluctuante qui unit les deux jumeaux nés de Vénus que sont l’amour et la folie (v. 20-27) :

«Ils sont l’un pour l’autre d’inséparables compagnons.                    20
Ils dialoguent, jouent et dansent de concert
et ils se jouent mutuellement des tours plaisants.
De là des disputes et des colères, puis la réconciliation.
Grincheux, fiers, obstinés, farouches,
et à la fois caressants, complaisants, sensibles,                        25
des ongles et des poings ils passent aux embrassades
et toujours du différend l’accord est tout proche.»

Vient ensuite la scène du drame, qui se déroule lors d’un séjour des grands-parents des jumeaux, Jupiter et Junon, dans la demeure de Vénus à l’heure du repas. La mise en scène de l’irruption turbulente des deux enfants illustre à nouveau leur caractère facétieux et effronté (v. 31-47) :

    «Par hasard, le roi de l’éther avec sa sœur-épouse
et les premiers des dieux, venait d’arriver à Cythère.
Là pendant qu’il se couche, une fois les tables apprêtées,
il demande où se trouvent sa petite-fille et son petit-fils.
Ils sont là, entourés de la troupe naine des Jeux                        35
et dans la salle à manger sur le char doré de leur mère
et sur les deux colombes attelées ils entrent en triomphe.
Alors Cupidon, d’une voix haute, prend la parole :
“Que tous apprennent à céder au dieu de l’amour.
Et toi aussi, qui es le père et le roi des dieux,                         40
habitue-toi à supporter le joug d’un maître plus grand”.
Sur ce, il saute sur le dos de l’oiseau porteur d’armes,
et, freinant son bec courbe après lui avoir mis le mord,
il dérobe son foudre à Jupiter, tout tremblant, et le dirige contre lui.
En même temps la folie, plus impudente que lui,                         45
pour rire couvre furtivement sa tête d’un voile
et lui donne dans la main droite une poupée, dans la gauche un hochet.»

Jupiter rit de la plaisanterie orchestrée par ses petits-enfants et pour les remercier – c’est là le début du drame – leur lance des dragées bien fourrées de nectar (nectare condita multo tragemata v. 58) :

«ils se jetèrent sur le butin de tout leur corps                         60
et comme ils se dépêchaient de les ramasser et qu’ils se volaient mutuellement
d’une main avide celles que chacun avait ramassées,
on en vint aux mains. La folie en premier,
préparant ses coups, avec une épingle à cheveux,
attaque son frère et lui perce les yeux à coups redoublés.                     65
On entend un cri immense : la cour résonne de pleurs.»

Les dieux de l’Olympe, bouleversés par la catastrophe qui s’est produite, tentent de soigner Cupidon mais rien ne peut lui rendre la vue. La folie de son côté est consternée et s’apprête à se percer les yeux à son tour pour se punir de son action. Jupiter cependant l’arrête, apportant au récit sa chute et sa morale à la fable (v. 79-85) :

«“Il faut que tu gardes ces yeux pour ton frère, dit-il,
j’ordonne qu’à partir de maintenant tu guides son chemin                    80
en dirigeant d’une main fidèle ses pas incertains”.
La folie obéit à l’ordre du Tonnant et elle guide
l’aveugle, elle qui manque d’un guide elle-même.
    Cette fable, Ménage, nous avertit avec grâce
que les amants sont tout proches des déments.»                         85

La fable de Jean Commire se concentre sur la représentation dramatique de la scène qui vaut à l’amour de perdre la vue et à la folie de lui servir de guide (ironique solution à la cécité de l’amour…). La complicité entre les jumeaux impudents, bien soulignée au début du texte (v. 20-27), prépare la communauté de leur sort scellée par Jupiter. La décision de ce dernier n’est pas formulée au terme d’un procès comme dans le «Débat», elle est insérée dans le cours de l’action. La fable explique, comme cela apparaît finement au dernier vers dans la paronomase entre les noms amentibus et dementibus, les raisons de la parenté entre l’amour et la folie suivant les adages qui veulent que l’amour soit aveugle et qu’il rende fou.

Lorène Bellanger

[Les traductions sont extraites de la thèse de doctorat que Lorène Bellanger prépare à Sorbonne Université sous la direction d’Emilie Séris : Les Carmina de Jean Commire (1678) : édition, traduction, commentaire]