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L'organisation du livre

Titre : Euvres de Louïze Labé Lionnoize

(p. 1)

Le titre est singulier pour plusieurs raisons. L’emploi du mot «œuvres» (dans la graphie simplifiée adoptée par Jean de Tournes), en premier lieu, est encore très rare en 1555 pour un auteur vivant. Ronsard va se l’approprier à partir de 1560 avec la collection de ses Œuvres qu’il ne cessera de remanier jusqu’à sa mort ; il va alors ouvrir la voie à cette pratique très partagée à partir de la deuxième moitié du siècle. Avant lui, une poignée d’auteurs avait osé user du mot plutôt réservé, sur le modèle des opera des auteurs antiques, à la célébration et la canonisation des morts tels François Villon, Alain Chartier, Jean Marot, Bonaventure des Périers… Labé fait donc partie de ces rares auteurs vivants à publier leurs œuvres sous ce nom : Clément Marot en 1538, Hugues Salel en 1539, Jean Rus [1541 ?], Hélisenne de Crenne en 1543, Jacques Peletier et Mellin de Saint-Gelais en 1547, Maclou de la Haye en 1553. C’est affirmer haut et fort la valeur de ses textes, ce que le caractère laconique du titre renforce : Euvres et non pas «Œuvres poétiques» ou tout autre qualifiant particularisant qui serait réducteur vu la diversité de formes et de discours que contient le recueil. En Italie, c’est seulement en 1560 que paraîtra un premier livre de femme intitulée Opere (Il primo libro dell’opere toscane de Laura Battiferri).

La deuxième surprise vient de la forme du nom de l’autrice sur cette page de titre : «Louïze Labé Lionnoize». Si rien ne nous frappe aujourd’hui, en revanche qu’une femme puisse présenter son nom au public sans aucun entourage de civilité (Madame, Dame, Mademoiselle… ) est une exception au XVIe siècle et encore bien plus tard, jusqu’en plein XIXe siècle. Les femmes dont les écrits sont imprimés avant 1555 – si leur nom apparaît au titre, car l’anonymat est aussi une manière de prudence genrée qui permet de ne pas exhiber le nom – sont toutes désignées dans des tournures : «Dame Christine», «Dame saincte Brigide», «Dame Hélisenne», «Madame Jeanne Flore», «Ma Dame Isabelle Sforce», «Dame D. Pernette Du Guillet», «Treschrestienne Princesse Marguerite de France, Royne de Navarre, haute et puissante dame», «Dame Marie de Clèves». Le recours aux seuls prénom et nom, selon l’usage masculin, sans aucune civilité pour atténuer la brutalité d’une exposition publique, est nouveau et semble aller de pair avec une égalité auctoriale. Quant à l’identité lyonnaise, redoublée dans l’adresse de son imprimeur («À Lyon»), elle est  partagée avec d’autres auteurs contemporains (Pernette Du Guillet, Claude de Taillemont, Maurice Scève, Louis Meigret, Jeanne Gaillarde).

Sources

CLÉMENT, Michèle, «Nom d’auteur et identité littéraire : Louise Labé Lyonnaise. Sous quel nom être publiée en France au XVIe siècle ?», Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 70, 2010, p. 73-101.

CLÉMENT, Michèle, BUZON, Christine de, «Œuvres et collection : l’emploi du mot œuvres dans un titre français avant 1560 et l’impression des Œuvres d’un auteur avant 1560 en France», Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 74, 2012, p. 135-160.

 

À M. C. D. B. L.

(p. 3-7)

C’est Louise Labé elle-même qui ouvre son propre recueil sans besoin d’aucune autre voix, masculine, pour la présenter ou l’autoriser sur ce seuil, contrairement à la plupart des écrits d’autrices en France et en Italie à ce moment. Elle le fait avec une épître liminaire, que la critique a coutume d’appeler «épître dédicatoire» (Bréghot du Lut 1824, Blanchemain 1875, Rigolot 1986…) et qui est adressée de manière cryptée, selon un usage habituel au XVIe siècle, à «Mademoiselle Clémence de Bourges Lyonnaise», choisie «pour me servir de guide» dit Labé. Ce texte, à valeur préfacielle, présente d’abord, d’une femme à une femme, un discours féministe d’encouragement au savoir et à la création, suivi d’une réflexion sur l’effet de la littérature, dans laquelle la dimension féministe cède le pas à une perspective anthropologique non genrée et assez surprenante : loin du topos de l’immortalité conquise par l’écriture, Labé vante la puissance mémorielle et sensorielle de de l’écriture, sa puissance de plaisir.

Les arguments de Labé sont peut-être nourris de la lecture de publications italiennes (Lodovico Domenichi, Alessandro Piccolomini, Agnolo Firenzuola, Laura Terracina…), des Discours des champs faëz de Claude de Taillemont (1553) et du Monophile d’Étienne Pasquier (1554), qui plaident pour le même accès des femmes au savoir et blâment la même tyrannie masculine. Ils peuvent renvoyer à certains arguments d’Antoine Du Moulin, préfacier des Rymes de Pernette du Guillet chez Jean de Tournes en 1545. L’important est qu’ils soient ici énoncés par une femme, chose si rare qu’en français il n’y a guère que Christine de Pizan qui ait tracé cette voie précédemment, Pizan que Labé a pu lire.

Lecteurs et historiens de la littérature ont longtemps lu ce texte initial sans lui accorder une importance spécifique, à l’exception peut-être de Catherine Des Roches, dès 1583, comme le montre son dialogue au sujet de la culture et de la création féminine, «Iris et Pasithée». C’est à partir du début du XXe siècle qu’on a donné valeur programmatique  à cette épître jusqu’à la considérer comme  «a manifesto of feminism in the French Renaissance» selon Christine Clark-Evans. C’est alors tout l’enjeu des Euvres qui se dit et se comprend dans l’effort pour «passer ou égaler les hommes». Cette autocorrection surprenante dans l’ordre des mots («passer ou égaler») est notable parce qu’elle montre que c’est un des tout premiers textes à revendiquer l’égalité entre les hommes et les femmes et à tenter de tenir à distance la querelle sur la supériorité ou l’infériorité des femmes, querelle propice aux «éloges paradoxaux» et à leurs ambiguïtés (en prétendant défendre plaisamment la «supériorité» des femmes, on peut chercher à questionner les représentations habituelles, mais on peut aussi chercher à les renforcer). Rien de tel ici.

Sources

CLARK-EVANS, Christine, «The Feminine Exemplum in Writing: Humanist Instruction in Louise Labé’s Letter Preface to Clemence de Bourges» [1994], dans Louise Labé 2005, Publications de l’Université de Saint-Etienne, p. 91-106.

 

 

Debat de Folie et d'Amour, par Louïze Labé Lionnoize

- Argument (p. 9)

- Discours I (p. 10-21)

- Discours II (p. 21-25)

- Discours III (p. 25-30)

- Discours IV (p. 30-34)

- Discours V

      - Apolon (p. 34-61)

      - Mercure (p. 61-99)

Une pièce plaisante et savante, telle est la réputation du «Debat de Folie et d’Amour», pièce qu’on lit et cite comme le morceau de choix des Euvres depuis le XVIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle, avant que les vers de Labé passent au premier plan. Fortunée Briquet en 1804 rend compte de la tradition : «L’on est convenu depuis longtemps, que l’antiquité même n’a point de fiction plus ingénieuse et plus morale que celle qui sert de base au Débat de Folie et d’Amour».

Mais elle affirme de manière beaucoup plus singulière que le «Debat de Folie et d’Amour» est une comédie et que Labé est l’inventrice du genre en France :  le «Debat» est selon elle «la seule comédie du 16e siècle dans le genre charmant de l’auteur de l’Oracle et des Grâces [Germain-François Poullain de Sainte-Foix]. Si les Français ont fourni les premiers modèles de la bonne tragédie, les Françaises peuvent, à leur tour, se vanter d’avoir donné le premier exemple d’une bonne comédie.» Il faut attendre l’édition du «Débat de Folie et d’Amour» dans le premier volume du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime. XVIe siècle en 2006 pour qu’une telle thèse soit réaffirmée aussi fortement.

En réalité, tandis que les «Elegies» et les «Sonnets» affichent pleinement leur identité générique, celle du «Debat» demeure beaucoup plus incertaine. Le titre peut rappeler celui de livres issus de la tradition médiévale, dans lesquels débattent des entités allégoriques (le Corps et l’Âme, l’Hiver et l’Été) ou des personnages-types porteurs de discours opposés (le Clerc et le Chevalier, le Mondain et le Religieux), ces «débats» pouvant conduire, comme ici, à une scène de jugement. Mais, chez Louise Labé, «Amour» et «Folie» sont présentés comme des dieux de l’Olympe, ce qui rattache le texte à la tradition des Dialogues des dieux de Lucien de Samosate (IIe s. ap. J.-C.) et à l’Éloge de la Folie d’Érasme (1511), qui le premier fait de «Foli » une déesse.

Le poème de Maurice Scève dans les «Escriz de divers Poëtes» ainsi que le texte du «Privilege du Roy» nous apprennent que le «Debat de Folie et d’Amour» s’est d’abord appelé «Dialogue», ce qui le rattache à ces Dialogues des dieux, mais aussi à la grande vogue, venue d’Italie, des dialogues sur l’amour (Léon l’Hébreu, Sperone Speroni, Tullia d’Aragona, Giuseppe Betussi…). Ces dialogues, comme le texte de Louise Labé, peuvent tendre vers la fiction théâtrale comme vers l’échange philosophique. Le Dialogue d’Amour et le Dialogue de la Discorde de Speroni empruntent ainsi, de manière diverse, à la fiction mythologique, et ont pu influencer la rédaction du «Debat de Folie et d'Amour».

Au milieu du XVIe siècle, dialogues et textes dramatiques se présentent d’ailleurs au lecteur sous une forme souvent similaire, qu’on retrouve dans les Euvres de Louïze Labé Lionnoize : présence d’un «Argument» (comme dans l’adaptation de deux dialogues de Lucien par Lodovico Domenichi en 1548), d’une liste des «Personnes», voire de didascalies. Quant au découpage du texte en cinq «Discours», il permet d’unifier le contenu contrasté des cinq parties : les quatre premières sont de véritables dialogues, parfois très animés, tandis que la cinquième, presque trois fois plus longue que les quatre premières réunies, présente deux longs «discours» à proprement parler, le réquisitoire d’Apollon en faveur d’Amour et le plaidoyer de Mercure en faveur de Folie.

La répartition des quatre-vingt-dix pages tend donc à privilégier la forme oratoire et le débat d’idées sur la comédie. C’est bien une philosophie de l’amour qui est en discussion ici, laissant triompher en dernier ressort – condition d’une vie sociale heureuse – un amour joint à la folie, mais une folie qui se reconnaît elle-même comme telle et devient un instrument de critique des discours idéalistes et mensongers.

 

Elegies

- Elegies I à III (p. 100-111)

Par opposition au sonnet, forme poétique extrêmement contrainte, l’élégie est une forme longue, libre et souple, que seule la rime plate organise. Mais comme le sonnet, l’élégie est un genre tout neuf en français, qui a à peine vingt ans quand Labé s’en empare. C’est Marot qui fit française cette forme poétique en 1534 quand il inséra dans La Suite de l’Adolescence clémentine un section intitulée «Les élégies de Clément Marot» (vingt-et-une élégies plus un rondeau, suivis de la mention «fin des élégies»). Personne n’avait écrit d’élégie en français à cette date, même si la mode des Héroïdes d’Ovide, traduites par Octovien de Saint-Gelais, y avait certainement préparé, même si quatre livres d’élégies en italien (trente élégies) ouvrent le recueil des Opere Toscane de Luigi Alamanni publié à Lyon en 1532. Labé a certainement lu et Marot et Alamanni (on a conservé l'exemplaire des Opere toscane qui appartenait à son ami Tomaso Fortini).

À la suite de Marot, mais plus tard dans le siècle, les poètes français (Ronsard, Magny, Tyard, Jamyn, Doublet…) vont faire des élégies un de ces genres nouveaux de la poésie française, fondés sur un modèle antique, celui d’Ovide, de Tibulle, de Properce… Les théoriciens de la poésie (Sébillet dans son Art poetique françois en 1548, Peletier dans son Art poëtique en 1555) définissent le genre tout en lui laissant sa liberté et en rappelant sa proximité avec la forme de l’épître. Ce que Marot avait déjà montré car certains titres de ses élégies en 1534 rendent compte de la collusion des deux genres : «la première Elegie en forme d’Epistre», la «Troisiesme Elegie, en manière d’Epistre», «la IIII. Elegie en Epistre». La section des épîtres qui suit celle des élégies s’intitule d’ailleurs «Cy commence les Epistres differentes» (titre dont le sens s’éclaire par opposition aux élégies qui pourraient être des épîtres). Chez Labé, si les trois élégies sont amoureuses, l’élégie II est aussi une épître, en réponse à une lettre de l’amant (v. 10), une épître donc sur le modèle de l’héroïde ovidienne. Sur ce point, en nommant élégie cette épître, Labé maintient l’ambiguïté formelle des deux genres (qui se retrouve dans le Privilège royal, évoquant épîtres et non élégies) et suit en cela le précepte de Sébillet : «Prends donc l’élégie pour l’épître amoureuse». L’élégie est donc un poème de longueur variable, de forme libre, dont le sujet est principalement l’amour et le registre pathétique, ce que l’inscription d’une épitaphe en capitales à la fin de la deuxième élégie met en scène. En 1555, Labé recourt à un genre antique, encore peu pratiqué en français dans lequel elle impose d’emblée sa voix.

 

 

Sonnets

- Sonnets I à XXIV (p. 112-123)

En 1555, le sonnet est encore une forme poétique neuve en France, introduite aux environs de 1536-1538 par ses tout premiers praticiens, Clément Marot et Mellin de Saint-Gelais. Le premier sonnet imprimé est de Marot, il est daté de 1538. Après une décennie de tâtonnements, en 1549 le sonnet devient la forme maîtresse du discours amoureux, six ans avant la publication des Euvres de Louise Labé Lionnoize, grâce à L'Olive de Du Bellay et aux Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard. Écrire l’amour en sonnets signe un recueil pétrarquiste. Dans sa vaste base de données sur le sonnet français de Marot à Malherbe, Jacques Roubaud [1990] a recensé 371 sonnets en français entre 1538 et 1549, 378 entre 1550 et 1552, et 1231 entre 1553 et 1555 ; on voit l’emballement de la pratique, liée à l’expansion du pétrarquisme français.

Le sonnet français est héritier du sonetto italien, forme pétrarquiste qui a déjà plus de deux siècles d’histoire en Italie au moment où il devient français et où il se singularise formellement dans ce que l’on appellera le « sonnet français » (sonnet dont les deux premiers vers du sizain sont en rime plate). On a d’abord adapté le sonetto italien en dizain français comme le fait Scève dans Delie en 1544, et comme le théorise encore Sébillet en 1548 dans son Art poétique françois, avant de comprendre l’infinie plasticité de cette forme contraignante en quatorze vers, promesse de Cent mille milliards de poèmes (R. Queneau). Le sonnet s'impose à partir de 1548, avec la traduction partielle du Canzoniere de Pétrarque par Vasquin Philieul sous le nom de Laure d’Avignon.

Sur les vingt-quatre sonnets de Louise Labé, vingt sont des sonnets « français », c’est-à-dire quatorze vers construits sur cinq rimes avec deux quatrains en rimes embrassées (abba abba), puis un sizain qui commence toujours par une rime plate (cc). Sur ces vingt sonnets français, 12 ont des sizains de type ccdeed (forme dite «Marot») et 8 de type ccdede (forme dite «Peletier»). En cela, Louise Labé suit la mode en train de s’imposer en France qui, parmi les 35 possibilités de schémas de sizain utilisées par les italiens, va se concentrer sur ces deux schémas, eux presque jamais usités en Italie.

Quatre sonnets sur vingt-quatre sont des sonnets de forme italienne et n’ont pas de rime plate à l’attaque du sizain. Il s’agit du premier sonnet, en italien (cdcede), du sonnet 3 (cdedce), du sonnet 8, qui est le seul sonnet sur quatre rimes (avec seulement deux rimes dans le sizain : cdccdd) et du sonnet 9 (cdecde). Les formules des sonnets 3 et 9 sont des formules italiennes classiques, qu’on trouve chez Pétrarque et chez les pétrarquistes italiens et, de ce fait, la formule du sonnet 9 est aussi celle des deux sonnets en italien des «Escriz de divers Poëtes».

La surprise vient des deux schémas italiens qu’utilise Labé et qui ne sont jamais utilisés par Pétrarque [Sibona, 1984, 47], celui du premier sonnet en italien et celui du sonnet 8. Est-ce là une manière de se démarquer de Pétrarque ? Le sonnet 8 («Je vis, je meurs») est non seulement sur quatre rimes (sizain cdccdd) mais il recourt à une formule italienne exceptionnelle. En France, elle est encore plus rare. Sur 60 226 sonnets italiens examinés (XIIIe-début XVIIe siècle), J. Roubaud n’en a trouvé que 33 occurrences (0,05 %) et sur 35 158 sonnets français de Marot à Malherbe, seulement 4 (0,01 %), dont ce sonnet 8 de Labé. La base Lyra (Poésie italienne imprimée au XVIe siècle) n’en donne que deux, un de Luca Contile et un d’Angelo Rinieri, datés de 1560. Pour ce sonnet 8, Labé a donc peu de modèles à sa disposition. Un des plus connus, construit sur cette formule cdccdd, est le sonnet de Guido Calvancanti (fin XIIIe siècle), « Deh spiriti miei, quando voi me vedite » ; il se trouve dans les Rime di diversi antichi autori toscani, in dieci libri raccoltate (Venise, 1532, f. 65v), volume en vogue au moment où Labé écrit et qu’elle a pu lire.

Quant à la formule du sonnet 1 en italien (cdcede), c’est une formule italienne un peu moins rare quoique jamais usitée par Pétrarque. La base Lyra en relève 120 exemples dans la poésie italienne imprimée au XVIe siècle. Et selon Jacques Roubaud, il y en a 904 sur les 60 226 sonnets italiens de sa base et 282 sur les 35 158 sonnets français de Marot à Malherbe. Le premier à l’inaugurer en France est Vasquin Philieul dans sa traduction partielle du Canzoniere de Pétrarque en 1548, pour l’unique sonnet 100. C’est le schéma de neuf sonnets de L’Olive de Du Bellay en 1550, de deux sonnets des Amours de Magny en 1553, avant que Baïf en fasse une de ses formes privilégiées des Amours de Francine en 1555. Mais chez Philieul, Du Bellay, Baïf et Magny, il sert à écrire des sonnets français ; or, comme ce sonnet 1 est en italien, en hendécasyllabes et use d’une formule italienne, il est plus probable que Labé se soit inspirée, pour son schéma de rimes, d’un poète italien plutôt que d’un poète français.

Parmi les hypothèses plausibles (mais d'autres seraient à suivre, comme celle de Lattanzio Benucci) : Benedetto Varchi. Dans son recueil I Sonetti di M. Benedetto Varchi, novellamente messi in luce, Venise, 1555, deux sonnets sont sur le schéma cdcede (p. 79 et p. 122), sur un total de 530 sonnets et puisque la formule du sonnet 8 (très rare) est aussi pratiquée par lui, c’est peut-être son influence qui a déterminé ces pratiques labéennes, dans la mesure où Varchi est lié au milieu lyonnais italien et italianisant dès le début des années 1550.

Pour en revenir à la forme, même si Labé suit la tendance à la régularisation du sonnet français, elle choisit pour son petit massif de vingt-quatre sonnets de conserver une variété formelle (six types de sonnets) et linguistique (un sonnet en italien devançant 23 sonnets en français, dispositif exceptionnel dans les recueils français) qui pointe vers l’Italie et vers le pétrarquisme italien du milieu du XVIe siècle.

Cette variété formelle est moindre dans les sonnets des «Escriz de divers Poëtes» qui manient aussi le français et l’italien, supposent un grand nombre de voix auctoriales mais ne jouent que sur trois formules de sizain, parmi les plus communes. Le sonnet liminaire «Aus Poëtes de Louïze Labé» et les onze sonnets des «Escriz de divers Poëtes» présentent tous des quatrains sur deux rimes embrassées sauf les sonnets [6], [7], [8] de Taillemont composés sur trois rimes, de formule abba acca, c’est là que se niche un peu d’originalité. Pour les sizains, les sonnets [3], [4], [5,] [6], [7], [8], [9], [16] sont de formule ccdeed (Marot), aucun n’est de formule ccdede (Peletier), le sonnet liminaire et le sonnet [22] présentent une formule cdcdee, les deux sonnets en italien (dont l’un est de Lattanzio Benucci) une formule cdecde.

Jean Vignes (2011) a étudié la pratique de l’alternance entre rimes masculines et rimes féminines dans les vingt-trois sonnets français de Louise Labé, à partir d’une suggestion d’André Gendre (p. 101). Il fait de l’alternance un «critère décisif» car les sonnets semblent organisés en fonction de cette alternance : dix des onze premiers (le sonnet en italien n’étant pas concerné) ne respectent pas l’alternance des rimes, sauf parfois de manière imparfaite, mais les douze suivants (à l’exception du dernier) respectent une alternance parfaite (c’est-à-dire y compris entre la dernière rime du quatrain et la première du sizain). Cela permet à Jean Vignes d’avancer une «hypothèse génétique» :  Labé aurait classé ses sonnets selon le critère de l’alternance, c’est-à-dire selon leur date d’écriture, réservant pour la fin les sonnets les plus récents, les plus «modernes», l’alternance régulière commençant à peine à être respectée à la lettre en 1555. Il fait aussi l’hypothèse d’une «vocation musicale des sonnets» (même si on n’a pas trace de partition propre), attestée par ce respect de l’alternance entre rimes masculines et féminines. Ce serait sous l’influence du recueil des Amours de Ronsard et de son supplément musical que Labé se serait intéressée à l’alternance. J. Vignes ( (2015) détermine alors pour les douze sonnets de Labé en alternance parfaite (sonnet XII à XXIII), l’air du Supplément musical qui conviendrait pour les chanter. La thèse est convaincante et la démonstration forte, au dernier sonnet près : pourquoi avec une telle intention d’ordonnancement, négliger l’alternance dans le dernier sonnet ?  Le petit recueil de sonnets n’a pas fini de révéler sa complexité.

Cette mise en forme attendue du discours amoureux par le sonnet pétrarquiste subit deux altérations majeures chez Labé. C’est d’abord son insertion dans la macrostructure d'un discours sur l’amour, avec le «Debat de Folie et d’Amour» en prose et les trois élégies, qui enrichit la lecture des vingt-quatre sonnets par échos et déborde le cadre du micro-canzoniere grâce à ce montage. C’est ensuite le recours à une voix lyrique féminine qui montre, voire défait ce que le pétrarquisme avait d’implicitement masculin dans sa formulation de l’amour. Pétrarquiste, Labé ?

Sources

Base Lyra : https://lyra.unil.ch/

GENDRE, André, Évolution du sonnet français, Paris, PUF, 1996.

MC CLELLAND, John, «Sonnet ou quatorzain ? Marot et le choix d’un forme poétique», Revue d’Histoire littéraire de la France, Juill-Août, n° 4, 1973, p. 591-607.

CLÉMENT, Michèle, «Poésie et traduction : la naissance du sonnet français (1538-1548)» in La Traduction de la Renaissance à l’âge classique, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2001, pp. 91-102.

MONFERRAN, Jean-Charles, «Le sonnet français, “machine à penser” ou “poème stationnaire” ? Étude de l’agencement rimique du sizain autour de 1550», L’information grammaticale, n° 75, 1997, p. 29-32.

RIGOLOT, François, «Qu’est-ce qu’un sonnet ? Perspectives sur les origines d’une forme poétique», Revue d’Histoire littéraire de la France, janv.-févr., n° 1, 1984, p. 3-18.

ROUBAUD Jacques, et GETZLER, P. «Le Sonnet français des origines à 1630, Matériaux pour une base de données du sonnet français», Mezura n°26, INALCO, 1998.

SELOSSE Philippe, «L’art de la feinte à la Renaissance : le système des rimes dans les sonnets de Louise Labé», Seizième Siècle, 2007, n° 3, p. 131-175.

SIBONA, Chiara, Le Sens qui résonne. Une étude sur le sonnet français à travers l’œuvre de Louise Labé, Ravenna, Longo Editore, 1984.

VIGNES Jean, «Les alternances de Louise. A propos des rimes des sonnets de Louise Labé et de l’organisation de son recueil», in Poètes, princes et collectionneurs, Mélanges Jean Paul Barbier-Mueller, études réunies par N. Ducimetière, M. Jeanneret et J. Balsamo, Genève, Droz, 2011, « T.H.R. », n° 493, p. 255-274.

VIGNES Jean, «De Ronsard à Louise Labé : Les Amours de Poésie et de Musique», dans Poésie et musique à la Renaissance, sous la dir. d’Olivier Millet et Alice Tacaille, Cahiers V.L. Saulnier, n° 32, PUPS (Université Paris IV Sorbonne), 2015, p. 45-65 et p. 247-249.

VILLEY, Pierre, «Marot et le premier sonnet français», Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 4, 1920, p. 538-54.

 

Aus Poëtes de Louïze Labé. Sonnet.

(p. 124)

Ce sonnet, anonyme, a été attribué à Jacques Peletier du Mans [Cartier 1894, Rigolot 1986, Fontaine 2005], à Jean de Tournes [Rigolot 1986], à Maurice Scève [Huchon 2006] à Guillaume Des Autels [Huchon 2021]. Si aucune de ces attributions n’est vérifiée, plusieurs font l’hypothèse que c’est l’ordonnateur du recueil qui l’a écrit. Rien ne le confirme dans le sonnet. L’emploi du pronom «vous» («Vous qui le los de Louïze escrivez») semble exclure l’auteur du sonnet du concert d’éloges que sont les «Escriz de divers Poëtes», mais même ce point est incertain et il est très difficile de situer la position de l’énonciateur : celui-ci ne s’affirme pleinement ni comme éditeur du volume, ni comme concepteur des «Escriz», ni comme laudateur de l’autrice.

En revanche, ouvrir des textes d’escorte par un texte d’escorte souligne l’importance des «Escriz de divers Poëtes», conçus comme un véritable recueil dans le recueil. C’est sans doute le plus singulier dans l’organisation des Euvres de Louise Labé qui, à la fois, s’achèvent au bas de la page précédente avec la mention «FIN DES EVVRES DE LOVÏZE LABÉ LIONNOIZE» et se poursuivent (en pagination continue) avec ce nouveau massif. Quand certains éditeurs renoncent à éditer les «Escriz» (comme E. Guidici dans les Œuvres complètes de Louise Labé, Droz, 1981), ils manquent un élément-clé des Euvres.

Le sonnet pose deux énoncés majeurs. D’une part, Louise se distingue de Laure, qui ne doit son renom qu’à Pétrarque, car, tout au contraire, elle se fait estimer par sa propre plume – on rencontre la même distinction en Italie à propos des autrices (par exemple chez Lodovico Domenichi à propos de Laura Terracina). D’autre part, ce sont les louangeurs de Louise qui, paradoxalement, obtiendront gloire d’avoir loué Louise, plus qu’eux-mêmes ne contribuent à sa gloire. Le sonnet a donc pour fonction d’affirmer la stature de poète de Louise Labé, en rupture avec la figure poétique féminine traditionnelle.

Un rapprochement formel de ce sonnet liminaire est possible avec le sonnet [22] des «Escriz de divers Poëtes» signé «A. F. R.» (Antoine Fumée, Rapporteur). Ils sont tous deux construits selon une même formule italienne dans le sizain, cdcdee. Cette formule a été utilisée en français par Vasquin Philieul dans Laure d’Avignon en 1548 (49 sur 196 sonnets) et par Jacques Peletier du Mans qui l’utilise 41 fois dans L’Amour des Amours en 1555, mais elle demeure rare. On peut faire plusieurs hypothèses du fait de cette particularité : ou bien il s’agit de deux sonnets d’un même auteur et Antoine Fumée serait alors l’auteur de ce sonnet liminaire, ce qui peut conduire à voir en lui l’un des ordonnateurs ou des commanditaires des «Escriz»  – Jean Vignes, en 2007, fait l’hypothèse qu’il pourrait être «un des maîtres d’œuvre» du recueil – ; ou bien, selon une autre hypothèse, c’est Jacques Peletier qui en est l’auteur, parce qu’il est un des rares praticiens assidus de cette forme de sonnet, qu’il est présent dans l’atelier de Jean de Tournes au moment de l’impression des Euvres de Labé et qu’il dédie une ode à Louise Labé dans les «Opuscules» qui suivent son propre Art poëtique (1555). Tout cela reste conjectures.

Dans le titre du sonnet, le syntagme «Poëtes de Louïze Labé» (qui fait entendre une fois de plus le nom de Labé) est marquant par sa rareté et par son double sens, selon qu’on y voie un génitif objectif ou un génitif subjectif. Ce sont ces deux lectures que le sonnet déploie ensuite :  les poètes qui glorifient Louise Labé sont aussi les poètes glorifiés par Louise Labé.

Sources

CARTIER, Alfred, «Les poètes de Louise Labé», Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1, 1894, p. 433-44.

FONTAINE, Marie Madeleine, «Louise Labé et son entourage lyonnais : les libertés d’une société complexe», Cahiers Textuel, n° 28, 2005, p. 11-34.

GENDRE, André, Évolution du sonnet français, PUF, 1996.

HUCHON, Mireille, Louise Labé : une créature de papier, Genève, Droz, 2006.

HUCHON, Mireille, Le Labérynthe, Genève, Droz, 2020.

SELOSSE, Philippe, «L’art de la feinte à la Renaissance : le système des rimes dans les sonnets de Louise Labé», Seizième Siècle, 2007, n° 3, p. 131-175.

SIBONA, Chiara, Le Sens qui résonne. Une étude sur le sonnet français à travers l’œuvre de Louise Labé, Longo Editore, Ravenne, 1984.

VIGNES, Jean, Compte rendu du livre de Mireille Huchon, Louise Labé, une créature de papier, Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 69/2, 2007, p. 540-549.

 

Escriz de divers Poëtes à la louenge de Louïze Labé Lionnoize

- 24 pièces non numérotées (p. 125-173)

Les «Escriz de divers Poëtes, à la louenge de Louïze Labé Lionnoize» sont surprenants pour plusieurs raisons. Ils ont une taille exceptionnelle pour une série de textes d’escorte : ils représentent 27,8 % des pages du livre de 1555.  Ils sont tous placés à la fin des Euvres, alors que souvent, dans les livres du XVIe siècle, les pièces d’hommage adressées à l’auteur figurent au début. Une autre surprise vient de la part d’anonymat de ce massif, sur deux plans : anonymat du concepteur de l’ensemble, qui pourrait être (mais c’est seulement une hypothèse) l’auteur, lui-même anonyme, du sonnet liminaire «Aus Poëtes de Louïze Labé» ; mais aussi anonymat des deux tiers des pièces puisque seuls huit des vingt-quatre poèmes sont signés, et seulement de manière discrète ou oblique (initiales, devises). C’est la raison pour laquelle, depuis le XIXe siècle, la critique n’a cessé de chercher à lever cet anonymat, multipliant des hypothèses rarement vérifiables (nous faisons le point ailleurs sur ces questions d’attribution).

L’écueil à éviter à la lecture de ces «Escriz» est de leur donner valeur documentaire comme on le fait souvent pour les paratextes, dans une volonté de sociologie littéraire, qui mettrait au jour la vérité de réseaux de sociabilité : dans le sillage de Du Verdier, évoquant en 1585 le prétendu «cabinet» très fréquenté de Louise Labé, on a longtemps lu ces «Escriz» comme un document venant compléter la biographie lacunaire de l’autrice. On ne peut pourtant rien déduire de sûr concernant la présence et l’influence de Labé dans les cercles lettrés lyonnais, parisiens, poitevins (dernier poème), florentins ou siennois à la lecture de ces seuls poèmes. Un réseau textuel n’est pas un réseau humain. Les liens avec les poètes lyonnais sont vraisemblables mais encore à documenter.

Plus que la trace d’une sociabilité vécue, ces «Escriz» doivent être vus comme un instrument conçu pour légitimer et valoriser la publication des écrits de Louise Labé. Cet appendice final est nettement composé, attestant l’empreinte d’un concepteur. Son titre sur belle page, le bandeau placé en haut de cette page, le fait qu’il soit précédé de sa propre pièce liminaire, le fait que toutes les pièces ont un titre sauf «Aventurosi fiori» [12], le recours à quatre langues, l’entrée en matière par un poème en grec, puis un poème en latin faisant un porche humaniste somptueux, le mélange du français et de l’italien dans le fil des textes, faisant écho au bilinguisme poétique de Labé et enfin les  mini-séries qui le structurent, révèlent une volonté de bâtir un petit recueil. Celui-ci est structuré par la présence de deux massifs cohérents, les six pièces lyonnaises signées par Maurice Scève, Pontus de Tyard, Claude de Taillemont et peut-être Jean de Vauzelles [3, 4, 6, 7, 8 et 9] et les cinq poèmes de Jean-Antoine de Baïf, Olivier de Magny et Antoine Fumée [15, 16, 17, 19 et 22]. Son point d’orgue est représenté par l’extravagante dernière pièce (658 vers), aussi longue qu’étonnamment anonyme. L’ensemble se présente, sur le modèle des livres de femmes publiés en Italie, comme une approbation masculine collective de l’autrice.

À cette fin, l’image qui est donnée de Louise Labé est largement fictionnelle. Il ne s’agit pas de donner des indications sur l’identité sociale d’un individu (même si les mentions de la «corde» [24, v. 623] ou de la «cordelle» [14, v. 8] peuvent être lues comme des allusions à la désignation « cordière de Lyon », attestée dans les archives dès 1552), mais de fabriquer une identité d’autrice, en se référant précisément aux écrits de cette dernière [3, 22], en jouant avec son nom et son prénom [2, 3, 6, 7, 8, 13], avec son identité «lionnoize» [10, 24], et surtout en recourant aux instruments alors disponibles pour un tel usage : parallèle avec Sapho, représentations topiques de la création poétique (chant, luth, plume, inspiration…), lieux communs d’une rhétorique amoureuse masculine, références mythologiques (Vénus, Grâces, Muses, Méduse…).

Le caractère artificiel de cette construction explique que certains textes aient pu être agrégés aux «Escriz» sans avoir été écrits ad hoc, comme les deux poèmes de Baïf [15 et 17] qui ont été détournés de leur usage originel. Quatre poèmes ne contiennent, dans leur texte ou dans leur titre, aucune référence explicite à Louise Labé [10, 11, 18 et 20], ce qui n’exclut pas absolument qu’ils aient été écrits pour elle, mais peut également faire imaginer une forme de «remplissage» visant à augmenter l’ensemble pour atteindre le chiffre de vingt-quatre poèmes (non numérotés), en écho aux vingt-quatre sonnets (numérotés) de Labé. La tonalité de certains poèmes semble même se dérober aux attentes de l’éloge, au profit de représentations conventionnelles de la femme, qui tranchent avec les écrits de Labé elle-même. Cependant, contrairement à ce qu’on lit parfois, aucun des poèmes n’est paru avant 1555 et pour dix-sept des vingt-quatre textes, nous ne connaissons en l’état que la version présente dans les «Escriz de divers Poëtes», alors que sept sur vingt-quatre ont connu au moins une autre publication à partir de 1555 [4, 11, 15, 16, 17, 19, 20].

 

Fautes à  corriger en l'impression et Achevé d'imprimer

(p. [174])

La liste des fautes est très succincte en 1555 et ne concerne aucun des vingt-quatre sonnets, dont effectivement aucun vers n’est fautif (seule la césure épique du sonnet 23, v. 12 : «Dont je m’assure, quelque part que tu sois» pourrait être une légère anomalie mais encore tolérée en 1555).

Ces quatre fautes de l’errata sont dûment corrigées dans l’édition des Euvres de 1556 «revues et corrigées par ladite Dame», qui ajoute une poignée d’autres modifications. Ces modifications sont-elles toutes auctoriales ?  «Ladite Dame» aurait-elle aussi revu et corrigé les «Escriz de divers Poëtes, à la louenge de Louïze Labé Lionnoize» ? C’est peu probable et pourtant quinze modifications (dont sept corrections assurées) y sont portées en 1556. D’autres ont dû relire cette partie des Euvres. Parmi les quelques 65 variantes graphiques de 1556, introduisant autant de corrections que d’erreurs dans l’ensemble du livre, trois seulement présentent de véritables variantes lexicales (p. 26 du «Debat» : pusse / puisse ; p. 76 du «Debat» : leurs amies / leurs amis et p. 105, élégie 2, v. 26 : d’amour ateinte ! / d’amour esteinte !).

Aucun repentir, aucune tentative de continuation n’est manifeste en 1556, ce qui est très surprenant pour un recueil pétrarquiste qui, d’ordinaire, s’il est réédité, joue de variations et de continuations, d’une forme de mobilité continue, comme le montrent L’Olive de Du Bellay entre 1549 et 1550 ou Les Amours de Ronsard entre 1552 et 1553, recueils augmentés et retravaillés. C’est ce que Cécile Alduy appelle « le petit mécano » [2007, 173] et qui fait partie de la poétique pétrarquiste mais n’existe pas chez Labé : l’économie du recueil est fixée la première fois, chaque pièce à sa place, chaque coupe, chaque rime, chaque mot exactement. La forme est donc soigneusement pesée et soigneusement vérifiée en 1555 comme le précise déjà le privilège de mars 1555 («elle les ayant revuz et corrigez à loisir»). Et c’est ce qui explique le court relevé de fautes à corriger en 1555 : tout a été minutieusement agencé, puis composé et relu, surtout en ce qui concerne les pièces signées par Louise Labé (les 123 premières pages du livre), les «Escriz» étant un peu moins soigneusement mis en page.

L’achevé d’imprimer est important pour reconstituer le récit de publication des Euvres, entre la date d’obtention du privilège, le 13 mars 1555, la date de rédaction de l’épître liminaire, le 24 juillet 1555, jusqu’à l’achevé d’imprimer, le 12 août 1555. Le livre est déjà prêt (pensé et agencé peut-être dans une forme un peu différente, incluant des «Odes» et des «Epistres») en février-mars quand part la supplique au roi pour demander le privilège ; le manuscrit a trouvé sa forme finale fin juillet quand Labé rédige son épître à Clémence de Bourges et il sort de l’atelier de Jean de Tournes trois semaines plus tard. Tout se fait dans un enchainement assez rapide qui laisse penser que le projet était préparé (l’écriture des Euvres et l'assemblage des pièces des «Escriz»).

Par ailleurs, les cinq ans du privilège royal courent à partir de l’achevé d’imprimer comme le précise le «Privilege du Roy», d’où l’importance juridique de la mention de l’achevé d’imprimer. Le livre est donc protégé du 12 août 1555 au 11 août 1560, mais il n'y aura nulle réédition in extremis, avant expiration du privilège en 1560, les deux tirages de 1555 et 1556, auxquelles s'ajoutent les deux éditions pirates de 1556 (le faux Jean de Tournes et le supposé «Jean Garou») ayant couvert la demande.

 

Le Privilege du Roy

(p. [175-176])

Le privilège accordé à l’auteur et non au libraire ou à l’imprimeur reste très minoritaire au XVIe siècle, et encore plus rare, le privilège accordé à une autrice. Il s’agit d’un document autorisant un monopole temporaire sur l’impression, la vente et la distribution d’un livre imprimé. Le décompte de ces privilèges d’auteurs pour les années 1505-1604 donne le nombre de 227 privilèges accordés à 157 auteurs et autrices (relevé à la date de mai 2022) mais il n’y a que cinq autrices privilégiées sur cette période : Marguerite de Navarre en 1547, Louise Labé en 1555, Georgette de Montenay en 1566, Anne de Marquets en 1567, Didière Gillet en 1604, si on prend en compte les autrices ayant obtenu privilège par l’entremise d’un «commis», son secrétaire Symon Silvius pour Marguerite de Navarre et Philippe de Castellas, auquel Georgette de Montenay a confié son manuscrit à imprimer. Le privilège royal de Louise Labé en mars 1555 est donc remarquable par sa destinataire. En revanche, ce privilège se présente formellement sous la forme administrative-type attendue, avec une allusion à la supplique formulée par l’autrice et l’énoncé du privilège accordé par le roi, précédant la signature par le secrétaire du roi et procureur au grand conseil, Nicolas Robillart. C’est un document de la chancellerie royale, par définition sans fantaisie et pas susceptible d’être un faux puisqu’il est «au nom du roi», et portant sceau royal. La durée de cinq ans (pour ce monopole économique) correspond à la durée moyenne d’un privilège royal dans les années 1550.

Ce qui est intéressant dans ce privilège est le récit de publication qu’il contient : «Reçue avons l’humble suplicacion de notre chere et bien aymée Louïze Labé, Lionnoize, contenant qu’elle auroit des long tems composé quelque Dialogue de Folie et d’Amour : ensemble plusieurs Sonnets, Odes et Epitres ; qu’aucuns ses Amis auroient souztraits, et iceus encores non parfaits, publiez en divers endroits. Et doutant qu’aucuns ne les vousissent faire imprimer en cette sorte, elle les ayant revuz et corrigez à loisir les mettroit volontiers en lumiere, à fin de suprimer les premiers exemplaires». Le récit allègue une publication (une diffusion publique mais pas nécessairement une impression) préalable au printemps 1555, et donc une diffusion d’exemplaires (manuscrits ou imprimés) à l’insu de l’autrice. C’est un argument parfois utilisé par les auteurs (Marot, Rabelais) pour prendre le contrôle de la diffusion de leurs œuvres et affirmer leur auctorialité. C’est bien le geste qu’accomplit Louise Labé en demandant privilège personnel.

Le récit allègue aussi des titres et des formes qui ne sont pas dans les Euvres en août 1555. Le «Dialogue de Folie et d’Amour : ensemble plusieurs Sonnets, Odes et Epitres». Scève évoque lui aussi un «Dialogue de Folie et d’Amour» dans son sonnet des «Escriz de divers Poëtes» alors que c’est sous le titre «Debat de Folie et d’Amour» que le texte est imprimé en août. Quant à la partie poétique des Euvres, elle est faite de trois élégies et de vingt-quatre sonnets. D’odes, point ! Alors qu’Antoine Fumée au début du sonnet [22] des «Escriz de divers Poëtes» évoque «tes Odes et sonnets». Si Labé a écrit des odes, le texte n’en a pas été retenu dans le dernier état de l’édition. Pour les épîtres, il est possible qu’il y ait eu une substitution entre le nom «épîtres» et le nom «élégies», ce que les théoriciens du moment, comme Sébillet, dans son Art poétique françois appelle à faire dans certains cas. Que Scève dans le sonnet [3] et Fumée dans le sonnet [22] évoquent les pièces des Euvres sous d’autres noms et de la même manière que le fait le privilège de mars 1555 prouvent qu’ils avaient eu accès à un autre état de l’œuvre, plus de cinq mois avant l’impression. Raison pour laquelle l’hypothèse a été faite que Fumée pourrait être l’intermédiaire qui a porté la supplique de Louise Labé auprès du conseil du roi pour obtenir le privilège. C’est une possibilité.

La différence entre les œuvres énumérées dans le privilège (ou parfois dans la cession du privilège à un imprimeur ou un libraire) et la réalité des pièces imprimées est fréquente, comme le montrent le privilège des Marguerites de la Marguerite des Princesses en 1547 ou celui des Œuvres de Baïf en 1571. Rien dans le privilège de Labé n’est suspect, ni sa mise en forme, ni son contenu, ni ses écarts avec le livre une fois imprimé. Il atteste la position d’autrice de Labé, sous l’autorité et la faveur du roi.

 

Sources

ARMSTRONG, Elizabeth, Before Copyright: The French Book-Privilege System, 1498-1526, New York-Cambridge University Press, 1990.

VIGNES, Jean, Compte rendu du livre de Mireille Huchon, Louise Labé, une créature de papier, Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 69/2, 2007, p. 540-549.

CLÉMENT, Michèle, et KELLER-RAHBÉ, Edwige, Privilèges d’auteurs et d’autrices en France (XVIe et XVIIe siècles). Anthologie critique, Classiques Garnier, 2017.