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1685 La Fontaine

Jean de La Fontaine, dans Ouvrages de prose et de poësie. Des Srs de Maucroy et de La Fontaine. Tome I, Paris, Claude Barbin, 1685, p. 6-8.

Un exemplaire numérisé est consultable sur le site Google Livres.

 

LA FOLIE ET L'AMOUR.
Fable.

  Tout est mystere dans l'Amour,
Ses Fléches, son Carquois, son Flambeau, son Enfance.
   Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour
   Que d'épuiser cette Science.
Je ne prétends donc point tout expliquer icy.
Mon but est seulement de dire à ma maniere
   Comment l'Aveugle que voicy
(C'est un Dieu) Comment, dis-je, il perdit la lumiere :
Quelle suite eut ce mal, qui peut être est un bien.
J'en fais juge un Amant, et ne décide rien.

  La Folie et l'Amour joüoient un jour ensemble.
Celuy-cy n'étoit point encor privé des yeux.
Une dispute vint : l'Amour veut qu'on assemble
   Là dessus le Conseil des Dieux.
   L'autre n'eut pas la patience.
Elle lui donne un coup si furieux
   Qu'il en perd la clarté des Cieux.
   Venus en demande vengeance.
Femme et mere il suffit pour juger de ses cris :
   Les Dieux en furent étourdis ;
   Et Jupiter, et Némesis,
Et les Juges d'Enfer, enfin toute la bande.
Elle representa l'énormité du cas.
Son fils sans un bâton ne pouvoit faire un pas.
Nulle peine n'étoit pour ce crime assez grande.
Le dommage devoit être aussi réparé.
   Quand on eut bien consideré
L'interest du public, celuy de la partie,
Le Résultat enfin de la suprême Cour
   Fut de condamner la Folie
   À servir de guide à l'Amour.

La fable reparaît ensuite, sous le titre « L'Amour et la Folie », dans le recueil de Fables choisies de La Fontaine, Paris, Claude Barbin, 1694, Livre VII, p. 66-68. Par la suite, elle devient la fable XIV du Livre XII des Fables.

La Fontaine a-t-il lu Louise Labé et a-t-il directement emprunté au « Debat de Folie et d’Amour » la matière de sa fable ? La question a été soulevée très tôt par la critique. Le rapprochement entre les deux textes est établi en 1750 par Charles-Joseph de Ruolz dans son Discours sur la personne et les ouvrages de Louise Labé lyonnoise et il est constamment repris ensuite, y compris par les éditeurs de La Fontaine (Marie-Nicolas-Silvestre Guillon, 1803, t. II, p. 387-388). Rigoley de Juvigny (1772) et Mme de Genlis (1811) font même à La Fontaine le reproche de n'avoir pas fait mention de « l’inventrice » de sa fable. Mais dans ses Études sur La Fontaine (1812, p. 209-211), Pierre-Louis Solvet juge « préférable » de considérer comme source de La Fontaine une fable latine de Jean Commire, « Dementia Amorem Ducens » (dont la première édition datée est de 1687) : « parce que notre fabuliste étant lié à ce savant Jésuite, auquel on a vu qu’il avoit emprunté plusieurs sujets ; et sa Fable, surtout, ayant la plus grande conformité avec celle de ce Père, il nous paroît vraisemblable qu’il ne s’est pas engagé dans une plus longue recherche ». Cette position continue de prévaloir dans les éditions des Fables de La Fontaine, malgré l’antériorité de la publication du texte de ce dernier – antériorité qui conduit les critiques à supposer que la fable de Commire a circulé en manuscrit ou que sa publication en feuilles volantes (non datées) est antérieure à 1685.

Quoi qu’il en soit, les fables de La Fontaine et de Commire, si elles empruntent indiscutablement au « Debat » le mouvement général de leur récit (la dispute entre Amour et Folie, Amour aveuglé par Folie, la plainte de Vénus devant Jupiter, le procès, le jugement selon lequel Folie doit servir de guide à Amour), ont en commun plusieurs modifications importantes qu’elles apportent au texte original : complicité préalable entre Folie et Amour ; absence du bandeau inamovible qui couvre les yeux d’Amour ; absence des plaidoiries d’Apollon et de Mercure ; présentation du jugement de Jupiter comme une « condamnation » de Folie (alors que chez Labé le jugement scellait l'union de Folie et d'Amour que le second cherchait à éviter).

La fable de La Fontaine a été imitée par la suite, par exemple en anglais (Robert Dodsley, Selected Fables, Londres, 1765, « Love and Folly », p. 167-169) ou en italien (Luigi Grillo, Favole esopiane, Paris, 1789, « L’Amore e la Pazzia », p. 163-4). Plus largement, elle a contribué à populariser le duo de l’Amour et de la Folie, qu’on retrouve par exemple dans deux ouvrages dramatiques présentés à Paris en 1754 et en 1782, sans que ceux-ci n’entretiennent plus la moindre relation avec le « Debat » original.

(Remerciements à Madeleine Martineu).