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v. 1640 Colletet

Guillaume Colletet, Vies des poetes françois (ms), BnF, ms. fr. NAF 3073, f. 257v-258r (© BNF).

Louise L'Abé      
1550 

De toutes les femmes que l'on a comparées à la célébre Sapho, il n'y en a point qui le puisse être avec plus de justice que Louise L'Abé. Et qui ait soutenu plus dignement ce paralelle, tant par la délicatesse de son esprit, que par l'irrégularité de sa conduite. Elle naquit à Lyon vers le milieu du XVI siècle, dans une famille très obscure, si l'on en juge par la profession de son mari, qui exerçoit le métier de Cordier, et c'est de cette alliance qu'elle prit le surnom de Belle Cordiere. C'étoit un espèce de prodige que l'esprit de cette femme car outre le talent extraordinaire qu'elle avoit pour la poësie, elle possédoit parfaitement les langues latine, espagnole, italienne, et savoit heureusement mettre en œuvre les plus beaux traits des Poëtes qu'elle avoit lus. La musique n'avoit rien d'inconnu pour elle. Elle avoit la voix belle, chantoit bien et touchoit en perfection les instrumens les plus difficiles. Elle manioit même un cheval avec autant d'adresse que l'ecuyer le plus habile, enfin, elle savoit tout, et même beaucoup plus qu'elle n'eut dû savoir. Ces belles qualités jointes à quelques appas et à beaucoup d'agrémens et de vivacité attiroient chez elle ce qu'il y avoit de gens les plus distingués à Lyon, et la foule y étoit d'autant plus grande qu'on étoit sur de n'y pas languir long tems. C'étoit assez d'avoir de l'esprit et de l'érrudition pour se faire écouter et pour se voir même préférer aux plus grands seigneurs, et aux plus riches financiers : avantages très rares pour les savans amoureux, et plus encore dans ce Siècle que dans celui de Louise L'abé. Jusques ici lon pourroit croire qu'elle se bornoit aux tendresses d'un commerce innocent. Point du tout. Sa complexion trop amoureuse s'opposoit à ces réserves, et ses plaisirs étoient toujours poussés jusques à l'emportement. En un mot c'étoit une franche courtisanne, mais courtisanne commode surtout pour les gens d'esprit. Tel est le portrait que les historiens nous ont fait de Louise L'abé, portrait ressemblant si l'on s'en rapporte à ses ouvrages, mais trop hardi pour plaire à gens ou sages ou délicats. L'idée qu'elle nous a laissé de son esprit dans les productions qui nous restent d'elle, mérite infiniment plus d'attention. Il paroit également fin, juste, aisé, brillant, et d'un caractère à faire honte au Pédantisme que Ronsard et ses semblables introduisirent depuis elle dans notre poësie. Tout ce qu'elle tire de son propre fonds est d'une tendresse et d'un naturel à faire plaisir : tout ce qu'elle emprunte d'ailleurs reçoit de nouvelles graces du tour heureux qu'elle lui donne : mais par tout de l'amour et de cet amour qui ne respire que feux, que langueur et que jouïssance. Si l'éloge est flatteur ou sincère on en peut juger par le sonnet qui suit :

    Baise moy donc, baise moy et rebaise,      
    Donne m'en un de tes plus savoureux,      
    Donne m'en un de tes plus amoureux,      
    Je t'en rendray quatre plus chauds que braise.      
    Las ! te plains tu ? Ça que ce mal j'appaise      
    En t'en donnant dix autres doucereux      
    Ainsi mêlant nos baisers bienheureux,      
    Jouissons nous l'un de l'autre à notre aise.      
    Lors double vie à chacun en suivra,      
    Chacun en soy, à son amy vivra      
    Permets m'amour penser quelque folie.      
    Toujours suis mal vivant discretement      
    Et ne me puis donner contentement      
    Si hors de moy ne fais quelque saillie.1

Les vers de ce sonnet sont une image assez fidèle des mouvemens auxquels Louise L'abé se laissoit emporter : c'étoit sa manière de se peindre elle-même dans tous ses ouvrages, où le cœur semble toujours avoir beaucoup plus de part que l'esprit. Quant à son style, il pourroit passer pour pur, par rapport au mauvais goût de son Siècle, dont elle semble avoir domté la rudesse par la facilité de son génie. Je ne m'amuse point à relever ses imitations ; elles se feront assez sentir aux connoisseurs, qui ne manqueront pas de distinguer l'adresse avec laquelle elle sait se rendre propre tout ce qu'elle tire des anciens. Excellente manière d'imiter bien éloignée de la dépendance servile de la plûpart de nos auteurs qui s'imaginent qu'imiter c'est traduire grossierement.

    O si j'étois en ce beau sein ravie,      
    De celui là pour qui je vay mourant,      
    Si avec luy vivre le demourant      
    De mes courts jours ne m'empêchoit envie.      
    Si m'embrassant il me disoit m'amie      
    Contentons nous l'un l'autre s'assurant      
    Que ni tempête, Euripe ni courant      
    Ne nous pourra disjoindre en notre vie.      
    Si de mes bras le tenant embrassé,      
    Comme du lierre est un arbre enlassé,      
    La mort venoit de mon aise envieuse :      
    Lorsque plus fort il me rebaiseroit      
    Et mon esprit sur mes levres fuiroit      
    Qu'en cet estat je mourrois bienheureuse !2

Ces vers ne passeront pas auprès de ceux qui voudront les examiner sur un pied de morale et de religion. Pour en juger plus favorablement, on pourroit ne les regarder que comme des licences poëtiques, mais il est sur que Louise L'abé en prenoit encore plus en conduite qu'en poësie. Ses Elégies et ses autres pièces de vers3 ne sont pas moins tendres que ses sonnets : on les peut lire dans la seconde partie de ses œuvres, qu'elle fit imprimer in-octavo à Lion en 1555 et 1556. La première partie contient un discours en prose, intitulé Débat de folie et d'amour, ouvrage également recommandable par la nouveauté de l'invention, par la délicatesse des pensées, et par la netteté du style. On ne sait en quelle année mourut Louise L'abé. Les beaux esprits du temps n'ont pas manqué de consacrer sa mémoire par un grand nombre d'éloges en grec, en latin, en françois et en italien, dont on voit un recueil à la fin de ses œuvres.

Jacques Pelletier du Mans et Olivier de Magny qui étoient amoureux d'elle se sont distingués entre les autres4 .

La Croix du Maine et Antoine du Verdier font mention de Louise L'abé dans leurs Bibliothèques.

  • 1Sonnet XVIII (v. 1, 7, 10 modifiés)
  • 2Sonnet XIII (v. 2, 5, 7, 8, 9, 10, 12, 14 modifiés)
  • 3Louise Labé n'ayant laissé que des sonnets et des élégies, on peut penser que Colletet, qui semble s'être arrêté surtout sur la lecture des sonnets, lui a attribué par erreur telle ou telle pièce des "Escriz de divers Poëtes".
  • 4Colletet est le premier à évoquer un lien amoureux entre Labé et Peletier (sans doute sur la foi de l'"Ode" de ce dernier adressée à Labé) et entre Labé et Magny (sans doute sur la foi de la contribution de ce dernier aux "Escriz de divers Poëtes").

Guillaume Colletet (1598-1659), polygraphe qui fut l’un des premiers membres de l’Académie française, conçut un vaste projet d’historiographie littéraire, intitulé « Vies des poètes françois, par ordre chronologique, depuis 1209 jusqu’en 1647 », qui ne parvint pas à publication et qui fut conservé après sa mort en manuscrit, accompagné d’une copie par ordre alphabétique réalisée par son fils François Colletet. L’ensemble, qui devait contenir environ 500 Vies et était conservé dans la Bibliothèque du Louvre, fut détruit lors de l’incendie du Palais des Tuileries en mai 1871, et l’on connaît aujourd’hui seulement 212 Vies, grâce à des copies partielles réalisées sur les manuscrits des Colletet au XVIIIe et au XIXe siècle avant 1871. La Vie de Louise Labé est ainsi connue grâce à une copie faite à l’initiative d’Aimé Martin (1782-1847) et elle fut éditée pour la première fois en 1875 par Prosper Blanchemain dans l’« Étude sur Louise Labé » qui ouvre son édition des Œuvres à la Librairie des Bibliophiles.

Cette Vie de Labé, qui se fonde sur La Croix du Maine et Du Verdier (auquel Colletet emprunte la figure de la courtisane lettrée) mais surtout sur l’examen du livre de 1555, est remarquable à plusieurs titres. D’abord, contrairement à ses devanciers, Colletet met l’accent (conformément à son entreprise) sur la poésie de Labé, dont il cite intégralement deux sonnets (en les modifiant légèrement). Il est aussi le premier à qualifier son style poétique, qu’il associe à la « tendresse » et au « naturel », et dont il souligne la liberté dans l’imitation des sources. Son admiration – il fait d’elle une digne égale de Sapho – témoigne enfin de l’intérêt qu’il porte à l’accès des femmes à la création littéraire, dans le contexte de la culture galante : outre les Vies qu’il consacre à des femmes poètes, Colletet publie différent textes adressés aux lectrices, traduit en 1546 l’essai d’Anne-Marie de Schurman sur la légitimité de l’éducation féminine, et cherche à promouvoir Claudine, la servante qu’il a épousée en 1652, en tant que poète (on reprochera à celle-ci, après la mort de Colletet, d’avoir seulement servi de prête-nom à son mari).

 

Source      
BIEDMA Sabine, La Polygraphie critique selon Guillaume Colletet Une œuvre en mouvement (1616-1658), Paris, Classiques Garnier, 2018.