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Pozzi 1934

Un poème de Catherine Pozzi

                             Nyx1
       À Louise aussi de Lyon et d’Italie

       Ô vous mes nuits, ô noires attendues
       Ô pays fier, ô secrets obstinés,
       Ô longs regards, ô foudroyantes nues
       Ô vol permis2   outre les cieux fermés.

       Ô grand désir, ô surprise épandue
       Ô beau parcours de l’esprit enchanté
       Ô pire mal, ô grâce défendue3
       Ô porte ouverte où nul n’avait passé

       Je ne sais pas pourquoi je meurs et noie
       Avant d’entrer à l’éternel séjour.
      Je ne sais pas de qui je suis la proie.
      Je ne sais pas de qui je suis l’amour.

                                                   Journal, 5 novembre 19344

Ce poème, que Catherine Pozzi écrit dans son journal, presque sans corrections, est son dernier poème, car elle meurt quelques jours plus tard, le 3 décembre 1934. Elle y réécrit partiellement le sonnet II de Louise Labé, la dédicataire du poème, dont le sonnet devient un appui pour le surgissement d’une expression plus personnelle à la toute fin du poème. Faisant cela, non seulement elle imite les vers de Louise Labé, mais elle mime l’acte créateur même de Labé puisque celle-ci réécrit dans son sonnet II un sonnet d’Olivier de Magny (huit premiers vers exactement similaires), appui pour une formulation finale plus personnelle.

Le poème emprunte à Labé le décasyllabe5 , seul vers des sonnets et des élégies de Louise Labé, et emprunte plus précisément encore au sonnet 2 de Labé la structure à la fois anaphorique, exclamative et énumérative de ses deux quatrains   il emprunte aussi, pour le premier vers du troisième quatrain, au premier vers du sonnet VIII : « Je vis, je meurs, je me brûle et me noie ». Pozzi se souvient peut-être aussi du sonnet XVIII pour la proximité sonore presque parfaite de deux vers consécutifs : les deux derniers vers de Pozzi ne diffèrent que sur la dernière syllabe (trois phonèmes), comme les vers 2 et 3 du sonnet XVIII de Labé ne diffèrent que par deux phonèmes : « Donne m’en un de tes plus savoureux, / Donne m’en un de tes plus amoureux ».
En revanche, Pozzi ne reprend pas à Labé la forme du sonnet (qu’elle sait utiliser au besoin) et la structure en trois quatrains est inconnue de Labé. Elle ne reprend pas non plus l’ironie mordante de la fin du sonnet 2, déplaçant l’enjeu critique vers un autre visage de l’amour, plus inquiétant et plus mystique.

Une communauté de destins dans la communauté des vers

Le lien de Pozzi à Labé est en partie documenté par son journal et par sa bibliothèque. Catherine Pozzi copie le sonnet 2 de Louise Labé dans son journal le 26 juin 1928, sonnet qu’elle avait lu à la BnF dans l’édition des Œuvres par Charles Boy en 18876 . A partir de ce moment, elle se met à lire assidûment les Œuvres de Louise Labé dont elle annote l’édition de 19277 qu’elle a dû acquérir peu après juin 1928. Elle écrit, six ans plus tard, ce poème Nyx qu’elle note dans son journal le 5 novembre 1934 avec le commentaire suivant : « je ne sais quoi m’a fait prendre Louise Labé, et d’un trait j’ai écrit pour cette fille de mon pays, sur une consonance d’elle ». Elle souhaite alors faire parvenir le poème à Paulhan.

Deux versions manuscrites de ce poème hors du journal sont attestées par Marie de Régnier (sous le pseudonyme de Gérard d’Houville) dans sa préface à Peau d’Ame dont l’une s’appellerait « à la manière de Louise Labé », l’intention est donc bien nette.

Le titre du poème et son écriture dénotent la volonté de s’assimiler à la poétesse lyonnaise, l’adverbe aussi du sous-titre renvoyant à une supposée géographie ancestrale commune (Lyon, ville de la mère de Catherine et l’Italie, berceau paternel). Il suppose aussi de s’assimiler à la voix lyrique de femme amoureuse malheureuse. Amoureuse d’un poète, comme Labé selon la légende — ce que véhicule l’édition de Charles Boy dans laquelle elle avait lu ce sonnet 2, démarqué d’Olivier de Magny, qui aurait été l’amant-poète de Louise Labé. L’origine familiale et l’histoire d’amour de Pozzi trouvent donc des échos dans la vie de Labé (plus ou moins justifiés : Labé n’est pas originaire d’Italie et son histoire d’amour avec Magny reste une conjecture fragile). C’est une communauté de destins qui les lient et qui fait naître la voix ressuscitée de Labé sous la plume de Pozzi : telle est l’histoire de la création quasi instantanée du texte qu’elle inscrit dans son journal.  

Difficulté à être reconnue

Catherine Pozzi (1882-1934)8 est l’autrice d’une œuvre rare : un récit épistolaire en partie autobiographique, Agnès, paru de manière anonyme en 1927 dans La Nouvelle Revue française9 , quatre article scientifiques parus dans Le Figaro, quelques poèmes, essayés dans son journal ou dans sa correspondance, dont seul le poème Ave sera publié de son vivant10 ; elle veilla scrupuleusement à ne pas laisser Paulhan les publier. Elle travailla également à un essai philosophique singulier, resté inachevé, Peau d’Âme (Paris, Corrêa, 1935 ; Réimpression, avec préface et notes de Lawrence Joseph, La Différence, coll. «Philosophia Perennis», 1990). Le seul objet littéraire abondant et presque continu est son journal tenu de 1893 à 1906 puis de 1913 jusqu’à sa mort, que Claire Paulhan a édité11 .

Pozzi ne souhaitait publier ni son journal, ni ses poèmes, ni son essai ; elle a eu plusieurs débats avec Paulhan sur ce point : «Il y a tant de raisons d’écrire, outre celle de publier. Par exemple exalter la conscience, l’attention ; tracer un chemin ; son chemin ; détruire ; croître. Et tout se ramène à une certaine forme de vie, qui est l’œuvre par excellence, et dont, peut-être, la chose écrite se détacherait plus naturellement et moins perceptiblement s’il était admis qu’en effet la vie soit l’œuvre»12 ). Pourtant, Pozzi souhaitait la reconnaissance de son talent : « Je sens seulement, glacée, isolée, que j’ai probablement du talent, qu’il faut écrire, et que Valéry ne me l’a jamais dit. »13 . L’amour malheureux avec Valéry comporte cette dimension de frustration littéraire : il jugeait même ridicules certains de ses poèmes. Comme Rodin avec Camille Claudel, le créateur ne veut pas admettre le talent de celle qui ne saurait être qu’un épigone.

Filiation et avènement de l’œuvre poétique

Parmi le petit massif de poèmes dans le journal, seuls six poèmes seront édités de manière posthume, dans Mesures, en juillet 193514 , mais de façon autorisée, pourrait-on dire, par une phrase de son journal : «J’ai écrit VALE, AVE, MAYA, NOVA, SCOPOLAMINE, NYX. Je voudrais qu’on en fasse une plaquette.» (Journal, 6-7 novembre 1934). C’est donc immédiatement après l’écriture de Nyx (le lendemain) qu’elle formule pour la première fois la possibilité d’une publication, et fait le constat d’une structure achevée en six poèmes. Nyx fait advenir l’œuvre poétique. Quelque chose se passe en novembre 1934 pour que des vers disséminés et enclos dans un journal fasse tout à coup œuvre ; cela se produit dans et par le lien à Labé.

Sur ce point, elle rejoint encore la pratique de Louise Labé qui a fait à la fois le choix difficile de la publication (voir épitre dédicatoire) et celui d’une structure très concertée. À ce moment précis de la décision de publication, le lien à Sapho est aussi revendiqué par Pozzi dans la prise de conscience de la minceur de l’œuvre : « Je voudrais qu’on en fasse une plaquette. Sapho n’a pas traversé le temps sur plus de mots » (Journal, 6-7 novembre 1934). Là encore Pozzi rejoint Labé qui se réclame elle aussi de Sapho (élégie I, v. 14-15). Sapho, Labé, Pozzi : une triade de femmes, poètes lyriques à l’œuvre rare, puissamment amoureuse. La filiation autorise l’avènement auctorial.

  • 1Journal, éd. Phébus, collection « Libretto », 2005, p. 699.
  • 2Une première var. est signalée dans le journal : « il faut mettre vol au lieu de pas ».
  • 3Seconde variante signalée dans le journal : « défendue » au lieu de « descendue ».
  • 4Œuvre poétique, La Différence, 1988, p. 69-70, avec le commentaire de Lauwrence Joseph ; voir aussi Très Haut Amour. Poèmes et autres textes, Poésie Gallimard, 2002, p. 31 et une édition isolée en plaquette : Nyx, Paris, Éditions Hochroth, 2018. Le poème a été mis en musique en 2009 par Jérémie Germain : première exécution : Festival « Éclats de voix », Cerizay, 25 octobre 2009.
  • 5A l’exception de son premier sonnet, en italien.
  • 6Journal, éd. Phébus, collection « Libretto », 2005, p. 699.
  • 7Œuvres de Louise Labé, Lyonnaise, coll. « L’âme de la femme », M. Seheur éditeur, Paris, 1927 (premier volume de la collection ; notice non signée ; 175 p.).
  • 8Voir la biographie de C. Pozzi par Lawrence Joseph, Une robe couleur du temps, Éditions de La Différence, 1988. Voir aussi Pierre Boutang, Catherine Pozzi et la quête de l’immortalité, éditions de la Différence, 1997 et Mireille Diaz-Florian, Catherine Pozzi. La vocation à la nuit. Préface de Claire Paulhan, Aden, coll. Le cercle des poètes disparus, 2008.
  • 9La Nouvelle Revue française, n° 161, 1er février 1927, p. 155-179. Voir le texte mis en ligne du tiré à part de 1927 : Périgueux, Médiathèque Pierre Fanlac. PZ-13264
  • 10La Nouvelle Revue française, n° 195, 1er décembre 1929, p. 757-758.
  • 11Journal de Jeunesse 1893-1906. Texte établi par Claire Paulhan, annoté par Claire Paulhan avec la collaboration d’Inès Lacroix-Pozzi. Collection « Pour Mémoire », Verdier, 1995. Réédité en 1997 par les Éditions Claire Paulhan ; Journal, 1913-1934, Texte établi et annoté par Claire Paulhan. Préface de Lawrence Joseph, Ramsay, 1987. Réédition chez Seghers, 1990. Réédition en 1997 par les Éditions Claire Paulhan. Réédition chez Phébus, collection « Libretto », 2005.
  • 12Lettre à Paulhan du 10 juin 1931 dans Catherine Pozzi et Jean Paulhan, Correspondance, 1926-1934, éditée par Françoise Simonet-Tenant, éd. C. Paulhan, 1999.
  • 13Journal, op. cit., 5 août 1927, p. 427. Et déjà dans le journal de jeunesse : Journal, 2 mars 1898.
  • 14Les poèmes paraîtront ensuite chez Gallimard en 1959 accompagnés des traductions des poèmes de Stefan George (réédition augmentée en Poésie Gallimard en 1987), et sont édités de façon critique par Lawrence Joseph en 1988 sous le titre Œuvre poétique (La Différence), complétés par d’autres poèmes ou ébauches, sous le nom « autres états ».