Aller au contenu principal

v. 1590 Dagoneau

Jean Dagoneau [sieur de Cholières], La Rose des nymphes illustres. Les Vies des Femmes Illustres, Representant les faicts dicts et gestes memorables de celles qui ont esté choisies entre les Greques, Romaines, Françoises, Angloises, Alemandes, Italiennes, Espagnoles, et autre tant Chrestiennes que Payennes et Barbares. Recueillies des histoires anciennes et modernes, manuscrit, Bibliothèque municipale de Reims, Ms. 1902, f. 48-48ter (© BM Reims).

Pernette de Guillet et Louise Labbé Lyonnoises.

     Tant de plumes ont passé sur le los de ceste dame [Pernette du Guillet] que si je ne luy eusse donné place parmy ces dames illustres, je perdoie ma reputation ou pour luy envier la gloire qu’elle merite ou pour n’avoir eu l’esprit de faire estime des raretés et singularités esclairans tout cest univers. D'apporter ici tout ce qui pourroit estre requis pour exprimer les louanges de ceste dame lyonnoise, je ne l'ay entrepris, je ne le sçauroie et quant j'y pourroie donner atteinte, je ne le voudroie parce que ce discours me jetteroit en une ntrop ennuieuse prolixitié, je me contanteray la recommander à la posterité pour trois perfections qu'elle a eu. La première d'avoir eu la poésie à commandement, avec des pointes, grâces et élégances qui ont si bien rencontré, que les espris les mieux appris en demeurent du tout espris. La seconde passe plus oultre, car outre la gentillesse incroyable qu'elle avoit, elle avoit une chasteté et pudicité de telle retenue que ses poesies n'estoient que reigles et enseignemens à la vertu et à l'honneur. Elle n'avoit artifié le myrthe de Vénus, et cela la rend de tant plus admirable que de son tems, comme cela ne se pratique que par trop pour le jour d'huy, on tenoit une poésie sans goust, sans air et sans plaisir, si on ne donnoit quelque refrein à l'Amour. Ceste dame adextroit ses vers en tel artifice, que, quoy qu'ilz ne sentissent les impudicités de Cupidon, si est-ce qu'ilz trouvoient une grace merveilleuse envers les plus dégoustés de l'honneur. Naturellement ses labeurs estoient animés de chasteté, elle ayant le cœur, la phantaisie, ses discours et ses déportemens pliés à la chasteté. Ce que j'admire le plus en elle, est qu'elle avoit emprainte en son cœur la piété et qu'elle s'esbatoit à tistre des chansons spiritueles et meditations de saincteté. Exemple que je desireroie estre pris par nos succrées qui dès qu'elles peuvent jeter un pied devant un autre sont les plus empressées du monde pour s'embesoigner, comme si la bonté de Dieu, sa grace, sa vertu et la piété ne leur apprestoient asses de sujet pour emploier leur temps. Or ceste dame quicta ce siecle pour prendre possession du royaume des cieux, l'an de salut mil cinq cens quarante cinq, regrettée à merveilles et surtout par plusieurs poëtes qui célébrèrent de leurs vers ses obsèques.

     Je luy feray tenir compaignie en cest éloge par une autre dame Lyonnoise nommée Louise L’Abbé, laquelle le sieur Guillaume Paradin, au troisiesme livre de son histoire de Lyon, chapitre 29, loüe fort avec celle de laquelle je viens de parler et en fait estat comme de deux astres radieux et des plus clairs entendemens de tout le sexe femenin de nostre tems. Ceste Louise avoit la face plus angélique qu’humaine, mais ce n’estoit rien au rapport de son esprit tant chaste, tant vertueuz, tant poétique, tant rare en scavoir qu’il sembloit qu’il eut esté creé de Dieu pour estre admiré comme un prodige entre les humains. Car encores qu’elle fut bien versée en la langue latine, dessus et outre la capacité de son sexe, elle estoit admirablement excellente en la poésie des langues vulgaires dont rendent tesmoignage ses œuvres qu’elle a laissé à la posterité, entre autres, son Dialogue de la Folie et de l’Amour, plein de tant et si belles fleurs, tant pour la moralité que pour les descriptions élégantes qu’elle y a artificieusement dressé que ceste œuvre a esté recerchée et admirée des espris les mieuz nés de ce siècle. Le seigneur Jaques Ridouet, sieur de Sancé, comme entre les gentilhommes angevins, il seroit bien marry d’avoir quité le pas à aucun, non moins pour la prouesse que pour la doctrine, a pris un tel goust au dialogue de ceste dame, qu’il a dressé trois autres discours élégans en rithme auzquels par maniere d’imitation, suivant la piste, et prenant le sujet de ceste dame, il a enfoncé la dispute qu’elle avoit entamé. Je recognoistray qu’il y a apporté des inventions et artifices qui surpassent de beaucoup le premier project de ceste dame, laquelle ne perd pour cela un seul point de sa louange. Elle est vaincue par un seigneur qui naturellement a plus de roideur et de force qu’une femme, auquel pour la raison et jugement elle ne feroit difficulté de céder. Et finalement, elle ayant tracé le premier dessein, le sieur de Sancé ayant peu et deu adjouster perfection à ce qui estoit esbauché. Le Sr Paradin la prise de chasteté, ce que je ne répute pas à moins que sa dexterité d’esprit.

Le texte a été signalé et publié pour la première fois dans les Œuvres de Louise Labé, éd. Charles Boy, Paris, A. Lemerre, 1887, t. 2, p. 110-112. Aujourd'hui, il n'est conservé que dans une copie réalisée dans le dernier quart du XIXe siècle par Adrien Duchénoy, premier employé à la bibliothèque de Reims puis archiviste de la ville de Reims, afin de combler une lacune du manuscrit original (dans ce dernier, 79 des 228 notices sont ainsi manquantes).

C'est Louis Loviot (1913 et 1917) qui le premier a identifié Jean Dagoneau comme étant le « sieur de Cholières », signataire de plusieurs recueils facétieux entre 1585 et 1588. Issu d’une famille protestante de Mâcon, avocat, il se convertit au catholicisme en 1589 et devient prieur de la Chartreuse du Mont-Dieu, mettant alors sa plume au service de la foi.

Dans La Rose des nymphes illustres, la notice concernant Pernette Du Guillet et Louise Labé se fonde explicitement sur la page que leur consacrait Guillaume Paradin dans ses Memoires de l’histoire de Lyon (1573) : mais, alors que Paradin plaçait Labé au premier plan, Dagoneau fait l’inverse, augmentant considérablement l’éloge de Du Guillet pour souligner – sans alléguer de sources précises – des qualités toutes spirituelles, qu’il oppose à la frivolité coutumière des femmes. Quant à l’éloge de Labé, il cède vite le pas à celui de « Jacques Ridouet, sieur de Sancé », présenté comme l’auteur de trois imitations en vers du « Debat de Folie et d’Amour » et auquel Dagoneau semble lié personnellement (Ridouet lui adresse une pièce liminaire dans le même manuscrit) : ces imitations en vers ne sont pas connues par ailleurs.

 

Sources :

LOVIOT Louis, « Le mystérieux seigneur de Cholières », Revue des Livres anciens, t. I, 1913, p. 37-49.

LOVIOT Louis, « Un manuscrit de Dagoneau-Cholières », Revue des Livres anciens, t. II, 1917, p. 313.

ROUGET François, « Jean Dagoneau, sieur de Cholières et ses Meslanges poetiques (1588) : plagiaire ou archiviste de Jamyn et Ronsard ? », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXVIII/3, 2016, p. 531-544.

SANDS P. F., « A Fragment of an Unpublished Theological Work by Jean Dagoneau de Cholières », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, XXVII/2, 1965, p. 495-512.