Aller au contenu principal

1555 Peletier

Jacques Peletier du Mans, « A Louïse Labe, Lionnoese, Ode », dans L'Art poëtique departi an deus livres, Lyon, Jean de Tournes, 1555, p. 108-109.

 

Un exemplaire numérisé est consultable sur le site Gallica.

 

À Louise Labé, Lyonnaise,
ODE.

Mon heur voulut qu'un jour Lyon je visse,
    Afin qu'à plein mon désir j'assouvisse,
    Altéré du renom.
    J'ai vu le lieu où l'impétueux Rhône,
    Dedans son sein prenant la calme Saône,
    Lui fait perdre son nom.
J'ai vu le siège où le marchand étale
    Sa soie fine et perle orientale,
    Et laborieux or :
    J'ai vu l'écrin, dont les Rois qui conduisent
    Leur grand' armée, à leur besoin épuisent
    Un infini trésor.
J'ai contemplé le total édifice,
    Que la nature aveques l'artifice
    A clos et emmuré.
    J'ai vu le plomb imprimant maint volume
    D'un bref labeur, qui sous les traits de plume
    Eût si longtemps duré.
J'ai vu enfin Damoiselles et Dames,
    Plaisir des yeux et passion des âmes,
    Aux visages tant beaux :
    Mais j'en ai vu sur toutes autres l'une,
    Resplendissant comme de nuit la Lune
    Sur les moindres flambeaux.
Et bien qu'ell' soit en tel nombre si belle,
    La beauté est le moins qui soit en elle :
    Car le savoir qu'elle a,
    Et le parler qui suavement distille,
    Si vivement animé d'un doux style,
    Sont trop plus que cela.
Sus donc, mes vers, louez cette Louise :
    Soyez, ma plume, à la louer soumise,
    Puisqu'elle a mérité,
    Malgré le temps fuitif, d'être menée
    Dessus le vol de la Fame empannée
    À l'immortalité.

[transcription en graphie modernisée]

Voir Jacques Peletier du Mans, Œuvres complètes. Tome I (L’Art poétique d'Horace traduit en Vers François (1541) et L’Art poëtique departi en deus Livres (1555)), éd. Michel Jourde, Jean-Charles Monferran et Jean Vignes, avec la collaboration d’Isabelle Pantin, Paris, Champion (« Textes Littéraires de la Renaissance »), 2011, p. 425-429.

Poète et homme de science à la carrière instable, constamment soucieux de son indépendance, Jacques Peletier du Mans (1517-1583) réside depuis 1553 à Lyon, auprès de l’imprimeur Jean de Tournes : il y publie ou republie neuf livres en quatre ans, en français ou en latin, convainquant son imprimeur de le suivre dans ses initiatives de réforme orthographique ; dans le même temps, il met ses compétences de mathématicien au service de la vie financière locale.

En 1555, à la suite de son Art poëtique – synthèse originale des idées littéraires qui sont en train de s’imposer en France avec la nouvelle génération des Ronsard et Du Bellay et réflexion personnelle sur l’universalité de la poésie –, il publie des « Opuscules », ensemble de pièces poétiques variées, par lesquelles il entend témoigner de la diversité de ses intérêts (formes lyriques, poésie morale, épigrammes grivoises…) comme de sa mobilité sociale et géographique : des poèmes sont adressés à un chanoine du Mans, à un parlementaire de Bordeaux, à une dame d’Avignon, à un médecin de Lyon, à des amis de Montpellier, de Grenoble…

L’ode adressée à Louise Labé est l'occasion d'un éloge de Lyon vu par un résident de passage (« Mon heur voulut qu’un jour Lyon je visse »), qui reprend les éléments topiques des discours sur la ville au milieu du XVIe siècle : la confluence du Rhône et de la Saône, la place du commerce et de la banque, l’imprimerie, le rôle joué par les femmes dans la vie sociale. Louise Labé y apparaît comme la première d’entre elles, non pas pour sa beauté, mais pour son « savoir », son « parler », son « doux style » : la production littéraire de Labé, imprimée la même année dans le même atelier de Jean de Tournes, s’inscrit ainsi sur fond d’une sociabilité lettrée heureuse, ouverte, à l’écart de toute érudition. Cette sociabilité inclut des femmes et des hommes, des poètes (comme Olivier de Magny, autre résident de passage à Lyon et contributeur des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, auquel Peletier a adressé un sonnet quelques pages plus haut) et des personnes étrangères à la « profession » des lettres, comme Zacharie Gaudart, receveur général des finances à Lyon, auquel Peletier dédie l'ensemble de son Art poëtique, simplement parce qu'il a su conserver « l'amour » de la poésie (le nom de Zacharie Gaudart apparaît, en date du 6 mai 1553, dans une des archives bancaires concernant les investissements de Louise Labé).

Pourquoi le poème de Peletier figure-t-il dans son propre livre et non dans les « Escriz de divers Poëtes à la louenge de Louïze Labé Lionnoize » ? S'agissait-il de donner une résonance élargie au nom de Labé, au-delà de son propre livre ? Le livre de Peletier (qui ne contient pas d'achevé d'imprimer) a-t-il été imprimé plus tard dans l'année 1555 ? Ou au contraire était-il déjà imprimé au moment où le volume des Euvres se préparait ? Rien ne permet de trancher entre ces hypothèses.

Quoi qu'il en soit, l’intérêt de Peletier pour l’accès des femmes au « savoir » se confirmera en 1581, lorsqu’il dédiera une pièce de son recueil de poésie philosophique, Euvres poetiques intitulez Louanges, « Aux Dames Des Roches Mère et Fille », Madeleine et sa fille Catherine, deux femmes lettrées qu'il a fréquentées à Poitiers (Catherine Des Roches est elle-même une lectrice attentive des Euvres de Louise Labé).